Chapitre vingt-trois : La prophétie de l'Enchanteur (2). Lentement, une langue de brume azurée s’échappa du minéral, enlaça la main qui l’étreignait puis le bras du voleur, pétrifié d’horreur. Ses yeux s’agrandirent. Cependant, ses lèvres restèrent muettes. Quand la brume le submergea totalement, Isac s’affaissa sur le dallage. La broche lui échappa. Le linceul disparut aussitôt. Pourtant le voleur demeura inconscient, le visage crispé.
D’un étroit corridor plongé dans l’obscurité s’avança le Ser Paladune Castevaingt. Il contempla l’homme inconscient. Plus tard, il ramassa le bijou qu’il replaça dans le reliquaire avec précaution. Puis il referma le couvercle, visiblement satisfait.
— Voilà qui me semble parfait, précisa-t-il à voix haute à son hôte. Ce malandrin vous convient-il, Céleste ? Nous l’avons choisi avec un soin extrême.
Dès qu’Il/Elle franchit le seuil, la petite pièce resplendit comme en plein jour. La Flamme Blanche flottait à mi-hauteur. Sa pureté insoutenable. Le Shumiet évita de relever la tête.
— Espérons que ce brave fera l’affaire. Les humains nous ont tellement de fois déçus par le passé. Nous veillerons à ce que celui-ci remplisse la fonction que nous lui destinons. Décidemment, vous nous comblez, thaumaturge !
Le Shumiet esquissa une grimace. Les Dieux ne comprenait pas l’âme humaine. Il se sentait mal à l’aise en présence du Fol. Il lui tardait d’en finir et de quitter Esorit.
— Vous savez ce qu’il vous reste à accomplir à présent !
— Le baron ne me refusera pas ce service. Le voleur lui sera remis. Ensuite je ne peux pas garantir qu’Althor d’Atéïas respectera les termes de notre accord.
— Espérons-le mais rien n’est définitivement écrit. Nous plaçons nos pions en souhaitant qu’ils influencent les Devenirs. Voilà pourquoi ce jeu me passionne tant. Il mérite que nous y participions, ne trouvez-vous pas ? J’aurais une dernière requête avant que vous ne nous quittiez. Oh, une simple démarche.
— Je vous écoute, Céleste.
En son for intérieur, le Ser Castevaingt maudit le destin qui l’avait placé sur la route du Néogrine. Pourtant, résigné, il dissimula l’amertume derrière un masque de respectueuse ferveur. Cela ne servait à rien de s’opposer. L’Inconstant obtenait toujours ce qu’il/elle était venu chercher.
— Vous allez vous rendre au Kha d’Opham. Vous porterez aux jumeaux la parole des Inconstants. Qu’ils interrogent les Pierres Dressées d’Elchinos. Dorénavant le baron des Eliartys nous est précieux. Nous l’avons pris sous notre protection, ils comprendront.
— Céleste, dois-je …
La lumière vive disparut brusquement. L’Enchanteur releva la tête, étonné. Le Fol s’était éclipsé comme à son habitude. Le Ser Paladune demeura un instant interdit, réfléchissant au message abscons qu’il porterait sans tarder aux Lions d’Opham. Son regard tomba sur la forme allongée. Chaque chose en son temps. Il lui restait une dernière visite auprès du seigneur de Chalmes.
La petite pièce circulaire se situait juste au-dessus de la Haute Salle du château. Un boudoir où le baron aimait à se retirer en compagnie de ses proches conseillers. Glatiens se tenait légèrement en retrait, adossé au mur recouvert de brocarts. Le capitaine de la garde était jeune, mince, d’une mâle beauté. Ses yeux d’une extrême pâleur lui conféraient une glaciale assurance. Personne n’aurait pu déchiffrer les sentiments qui couvaient derrière cette apparente impassibilité.
Le baron, lui, ne dissimulait en rien son énervement. Il marchait de long en large. De temps à autre, sa frustration éclatait en une série de jurons particulièrement grossiers. La Dame Elchéal attendait avec une patience infinie. Elle était assise sur un étroit divan, les mains sagement croisées sur les genoux. Elle laissait passer l’orage comme elle le faisait chaque fois, connaissant par cœur son époux. Bientôt ce dernier s’arrêta devant elle et brandit les bras, le visage rouge de s’être inutilement époumonner.
— Mon amie, vous ne dites rien ?
— Vous ne m’en laissez guère l’occasion, mon cher époux, répondit-elle avec douceur.
— Que pouvais-je faire d’autre qu’accepter une nouvelle fois les extravagances de l’Enchanteur ?
— Rien, je suppose, dit-elle simplement.
L’animosité d’Althor s’évanouit comme il s’agenouillait devant elle, lui saisissait les mains et les portait à ses lèvres.
— Ma mie, que va-t-on faire du prisonnier ?
Elle lui sourit comme on sourit à un enfant exalté, avec indulgence et tendresse.
— Venez près de moi. Prenons le temps de réfléchir avant d’agir. Du moins puisque les circonstances nous le permettent.
Elle releva la tête et s’adressa au troisième homme qui attendait, silencieux, assis dans un fauteuil.
— Sénéchal, que savez-vous de cet homme ?
Le vieux soldat se secoua, embarrassé par les débordements de son seigneur. Il servait avec un dévouement exemplaire Althor d’Atéïas depuis plusieurs décycles et déplorait souvent les colères homériques de son maître.
— Ce n’est qu’un vulgaire voleur. Un simple monte-en-l’air. Doué à l’évidence pour échapper depuis de nombreux cycles à la milice du Mestre, mais assez stupide pour venir détrousser le Shumiet dans sa propre demeure.
— Et a-t-il un nom, ce larron ?
— Isac, fils de Fargue, c’est ainsi qu’on le nomme. Un moins que rien, ma Dame.
Elle resta, un instant, songeuse, tapotant d’un doigt les lèvres pâles. Les trois hommes la fixaient avec la même déférence.
— Un moins que rien qui a pourtant retenu l’attention d’un Enchanteur. Si ce dernier a jugé bon de nous le confier et de préserver sa vie, c’est qu’il doit représenter une valeur certaine à ses yeux. A nous de la découvrir.
Althor approuva d’un grognement.
— Le tourmenteur saura lui extirper son secret !
— Et nous le perdrions ! mon pauvre ami, voulez-vous déplaire à notre nouvel associé. N’avez-vous pas entendu ce que le Sénéchal vous a rapporté des consignes du Ser Paladune avant qu’il ne quitte Esorit ?
Le baron maugréa, le visage sombre.
— Des facéties de sorcier ! Si nous obéissons, le pauvre diable mourra d’ici quelques jours de toute manière. En quoi cette mort aidera-t-elle nos intérêts ? Décidément, je n’aime pas cette histoire. Elle pue les maléfices.
La femme se pencha vers lui. Sa voix ne trembla pas. Il se dégageait de sa personne une autorité naturelle qui n’acceptait aucun compromis.
— Et pourtant, vous allez suivre à la lettre les instructions de l’Enchanteur, mon aimé. Laissez-moi me charger de notre prisonnier. Occupez-vous des agitateurs de la Mhapoaha Paha. Si le voleur succombe, ce sera parce que le Ser Paladune en a décidé ainsi. Damoiselle Primès veillera à ce qu’il ne manque de rien, en dehors des restrictions exigées par le Ser Paladune, évidemment. Il serait également souhaitable que son identité ne quitte pas cette pièce. Laissons un certain mystère entourer sa présence dans nos appartements. Personne ne comprendrait d’ailleurs que nous ménagions un vulgaire voleur.
Althor ricana.
— Sans eau ni nourriture, il ne survivra pas plus d’une quaine, je vous l’assure. Mais je m’en remets à vous, Alichéa très chère.
L’homme se redressa, visiblement soulagé, son fardeau soudain allégé. Il rejoignit l’étroite cheminée où se consumaient quelques bûches.
— Vous êtes certain des propos tenus par votre informateur, capitaine ?
Le capitaine Glatiens s’avança d’un pas, raide comme un piquet.
— L’homme est formel, mon seigneur. C’est un proche du Premier-maître Maho. Vous pouvez avoir foi en ses dires. Ce scélérat a quitté Esorit, accompagné par plusieurs commerçants dont il nous a fourni les noms. Un autre groupe d’Ecarlates a remonté, hier dans l’après-midi, le Tarad en direction de Port-Salut. Sans-doute espèrent-ils rejoindre l’enfant avant qu’il n’atteigne les Terres Mortes.
Althor s’arracha à la contemplation de l’âtre. Il se tourna vers l’officier vêtu de pied en cape pour la guerre. Celui-ci portait dans le dos une longue épée à deux mains dont la garde en forme de croix pointait au-dessus de son épaule. Une arme d’une redoutable efficacité. Le baron l’admira en connaisseur.
— Je vous crois, capitaine Glatiens, je vous crois. Et je m’interroge.
— Mon bon ami, qu’importe ! si le chien rouge a quitté la cité, bon débarras ! Qu’est-ce qui vous préoccupe donc ? Que nous l’ayons manqué ? Soyez assuré que ce coquin reviendra récolter les fruits de son exploit un jour ou l’autre. Cette fois, nous serons là et la nasse se refermera sur lui.
Aucun des hommes présents ne s’offusqua que la Dame intervienne ainsi, avec une telle liberté.
— Eh bien, moi, je m’étonne qu’il soit parti si tôt, rétorqua le baron. C’est illogique. Il avait tout à gagner à rester auprès du Conseil. Le Mestre lui aurait accordé d’appréciables faveurs, croyez-moi ma chère, après la démonstration de force à laquelle il s’est prêté sur le champ de bataille. C’est à ne rien y comprendre. En ville, les partisans de la Confrérie sont plus nombreux que je l’estimais. Non, on ne quitte pas une place où l’on réside en force, dès le lendemain d’un succès aussi éclatant.
Il reprit ses déambulations, foulant les tapis colorés à grandes enjambées, le dos courbé, la mine à nouveau sombre. Le baron était un anxieux. Il prévoyait toujours d’hypothétiques désastres, soupçonnait de sombres complots.
— Intéressons-nous aussi à ce mystérieux Prédestiné. Si, selon l’Enchanteur, il s’agit du fameux Eliathan, au cœur des évènements qui se sont produits à Galadorm. Sénéchal, renseignez-vous à ce sujet. J’ai sans doute commis une erreur en ignorant la rumeur, aussi folle qu’elle nous ait semblée alors. – Il resta silencieux plusieurs minutes. – Le Ser Paladune a lui aussi quitté Esorit. Je n’y vois goutte. Pourquoi me rabâcher les oreilles avec ce diablotin si c’est pour le laisser courir librement vers les Mortes. L’Enchanteur m’a simplement encouragé à lui apporter mon soutien. Sans préciser ni où, ni quand, ni comment. Le moment venu, nous devrions agir, a-t-il affirmé. Dois-je moi aussi poursuivre ce feu follet ? Par les démons des fosses, j’exècre les jeteurs de sorts.
Comme personne ne disait mot, il reprit sur un ton hargneux en se tournant vers le gracieux officier.
— Et quelle direction Maho a-t-il pris ? Le savez-vous, Capitaine ?
— La route des failles ! Elle traverse les Terres Mortes et relie Parrès, en passant par Tern et Loasmar. Mais c’est à plusieurs milles de Port-Salut.
Le baron interrompit les va-et-vient face au large vitrail qui déversait un flot de lumière sur le divan au dossier blasonné.
— Donc Maho ne s’est pas lancé à la poursuite des fuyards. D’autres le font pour lui. – La Dame s’avançait entre eux. Elle parlait à voix basse en les dévisageant avec insistance. – Selon l’administrateur du port, un Shumiet accompagné de deux adolescents a acheté dans la matinée précédant la bataille une petite embarcation tirée par un lantin afin de remonter le Tarad. Tout porte à croire que l’un des enfants est le prétendu Eliathan de l’Enchanteur. Seulement Maho, lui, s’éloigne des rives du fleuve. Pourquoi ? Cet homme est dangereux, je vous ai averti. Et vous l’avez laissé se couvrir d’une gloire qui vous revenait de droit. Son aura ne fait que grandir en ville, mon ami !
Toujours plongé dans ses réflexions, Althor l’ignora superbement. Soudain le baron poussa un petit cri de triomphe.
— Il va à Doïl !
Son visage s’éclaira d’un mauvais rictus.
— Pourquoi Doïl ? questionna la Dame, surprise.
— C’est là qu’est installé le principal comptoir des Gorgys dans cette partie du monde. Ils y parquent les Convertis avant de les expédier à leurs maîtres, de l’autre côté du Mur. Ils y entretiennent également une petite troupe de mercenaires Torochs.
— Alors l’Ecarlate ne cherche pas à mettre la main sur l’enfant. Il préfère en informer les Rats afin d’en toucher les dividendes. C’est beaucoup moins risqué et bien plus profitable.
Le maître de Chalmes approuva d’un hochement de tête convaincu. Il caressait lentement la barbe soignée qui encadrait son menton sans fossette.
— Nul doute qu’ensuite, fort de leur appui, ce scélérat reviendra à Esorit tirer profit de sa glorieuse victoire sur le Protecteur Gris. – La Dame prononça les mots sur un ton glacial. – Vous voilà averti, mon bon ami.
Sans répondre, le baron se tourna vers les soldats, immobiles et silencieux, attentifs.
— Combien de jours de route jusqu’à l’établissement des Gorgys ?
— J’estime cette course à huit ou neuf jours pour des cavaliers expérimentés, seigneur, répondit Glatiens après un court temps de réflexion. Seulement notre homme s’est entouré d’écarlates qui ne sont pas des soldats, seulement des commerçants, des notables et des marchands venus à Esorit. Dans ces conditions, il lui faudra au moins quatre jours supplémentaires pour l’atteindre.
Althor ferma les yeux un instant. Son front se plissait sous la concentration. Un silence pesant s’installa dans la petite pièce. Il frappa dans ses mains, geste qu’il affectionnait particulièrement, et ordonna, sèchement, avec autorité.
— Choisissez cinq hommes de confiance. Qu’ils s’arment, épieux et arcs, et se préparent pour une chevauchée de plusieurs jours. Je vous rejoints d’ici une heure à la poterne. Soyez discret, nul ne doit connaître le but de cette expédition.
— Nous partons à la chasse, mon seigneur, expliqua avec désinvolture le jeune capitaine en saluant rapidement.
— Oui, c’est cela, capitaine, à la chasse. La plus excitante que je connaisse : la chasse à l’homme.
Dans son dos, la Dame émit un petit rire fluté. Elle saisit le bras de son époux et l’entraina vers le divan moelleux installé contre les tapisseries champêtres en laine et soie qui dissimulaient les murs froids. Il lui expliqua en détails ses projets criminels puis attendit son assentiment. La Dame méditait en silence. Althor d’Atéïas, assis à ses côtés, rongeait son frein sans rien laisser paraître. Lorsqu’elle leva vers lui un regard transperçant, il y lut une pleine et entière approbation.
— Nul ne doit pouvoir vous relier à la disparition du Premier-maître. Qu’ils s’évanouissent à jamais dans les Terres Mortes, lui et sa troupe de misérables conspirateurs. Et revenez-moi vite, mon ami. De mon côté, je m’occuperai de notre énigmatique invité.
— N’ayez crainte, ma Licia. Je comprends enfin ce que l’Enchanteur Paladune exigeait de nous. Faciliter les projets de l’Eliathan lorsque l’occasion se présente.
Ils s’embrassèrent avec passion, unis dans le crime.
Le crépuscule avait laissé place à une nuit humide au sein des bosquets de feuillus qui précédaient les étendues arides des Terres Mortes. Les voyageurs s’installèrent le plus confortablement possible. Deux foyers généreux illuminaient le bivouac, les corps étendus des dormeurs dans des couvertures de laine, les bagages posés au sol près des reliefs du repas, des plats et du chaudron dans lequel refroidissait un ragoût de lièvre. A l’autre extrémité de la clairière, les liots communs renâclaient en arrachant les feuilles des branches basses. Dans un long manteau écarlate au col relevé, Maho veillait, silhouette solitaire, auprès du plus petit des feux. Près des bottes en cuir retourné, la lourde masse hérissée de pointes dont il s’était servi pour abattre le Mystic Amydiel, reposait bien en vue. En quelques heures, elle était devenue l’emblème du Premier-maître. L’emblème de sa nouvelle fortune. Avec une rage contenue, il couvait du regard les citadins attardés en cette fin de soirée autour du brasier principal. La course éreintante qu’il leur imposait brisait de fatigue la plupart d’entre eux. Ils n’étaient plus que cinq à bavarder en sirotant un alcool à la couleur de miel qui déchirait la gorge et exaltait les discours. De misérables pions sur l’échiquier de la Mhapoaha Paha. Mais des pions indispensables à ses projets personnels de conquête. Par leur faute, il perdait un temps considérable. Leurs récriminations l’exaspéraient chaque jour davantage. Seulement, il avait besoin de leur soutien. La malheureuse affaire de Galadorm et le fiasco qu’elle avait entrainé l’avait rendu méfiant et circonspect. Cette fois, il serait prêt : Esorit lui appartiendrait avant la saison des Tempêtes.
L’un des notables, de taille moyenne, portant un large chapeau à plumet enfoncé jusqu’aux oreilles et une capeline brune trainant sur le sol, se leva et, après avoir conversé avec les autres conspirateurs, le rejoignit en serrant les pans de son manteau autour de lui. Le tavernier Graver fléchit les genoux de l’autre côté du foyer. Il évita le regard hostile du Premier-maître en fixant les flammes.
— Nous nous inquiétons, Messire Maho, de la durée de ce voyage. Plus les jours passent, plus notre absence deviendra suspecte aux yeux des Conseillers. Le Mestre n’appréciera pas d’avoir été évincé de la sorte. Pouvez-vous nous assurer de la collaboration des Gorgys ? Ne devrait-on pas rebrousser chemin et vous laisser poursuivre seul jusqu’à Doïl ?
« Pauvres bougres ! » songea l’Ecarlate.
Des insectes frileux, la fange d’une société qu’il exécrait, juste bon à pressurer l’honnête quidam. Il ravala son dédain, déploya un monceau d’efforts pour masquer son irritation.
— Assurément que les Gorgys paieront grassement les informations que nous leur apportons, confirma-t-il d’une voix rauque en haussant un sourcil. Je connais personnellement le Référent Shitar-She. Un drôle d’oiseau en qui nous pouvons placer notre confiance. La nouvelle de la présence de l’Eliathan dans les Terres Mortes le mettra en joie, soyez-en certain, Ami Graver. Et il est important que je vous présente à lui, vous et vos compagnons. Nos associés sont assez méfiants. Ils pourraient soupçonner quelque traquenard si je me présentais seul devant eux. Votre respectabilité notoire rassurera leurs craintes. Imaginez ce que le soutien d’un Lenkras apporterait à votre commerce.
A cette évocation, le commerçant rubicond le fixa à travers de petits binocles cerclés d’argent. Il se gratta le double menton et sourit timidement.
— A ce point, Premier-maître ? C’est que nous jouons gros dans cette affaire. Le Mestre ne plaisante guère quand il s’agit de trahison. Vous, vous n’avez rien à perdre et tout à y gagner, mais nous, nous devons penser à nos familles, notre réputation…
— Vous, tavernier, vous enfournerez des avantages qui doubleront votre fortune. Allez, vous pourrez vous offrir la « Belle Escale » à notre retour. On m’a laissé entendre que vous étiez fortement intéressé par cette auberge et même plus encore …
— Ce sont là des affaires strictement privées, Premier-Maître.
L’homme se tortilla bizarrement, apparemment gêné d’être ainsi mis à jour. Maho lui jeta un regard dégouté mais s’abstint du moindre commentaire acerbe. Il attendit en silence que l’autre veuille bien poursuivre.
— Et le baron, avez-vous pensé à sa réaction lorsqu’il aura vent de la venue des Torochs ? Le maître de Chalmes n’acceptera jamais la présence d’une troupe de mercenaires sur ses terres. Il tolère la milice parce qu’il en connait les faiblesses. Des guerriers, c’est différent.
— J’espère convaincre le Référent Shitar-She de charger quelques-uns de ces congénères du Lenkras de nous accompagner également. La présence à nos côtés de Gorgys refroidira toutes velléités intempestives de la part d’Atéïas ou du Mestre Dullois.
Une fois rassuré, le tavernier s’en retourna auprès de ses compatriotes. A cet instant, une ombre survola la clairière en poussant un cri d’effraie. Maho frissonna malgré la chaleur du foyer. Une fois en place, ces hommes disparaîtront, décida-t-il sombrement avec un sourire cruel. Ils n’étaient pas dignes d’appartenir à la Confrérie Ecarlate. Utiles mais trop peu fiables pour s’en remettre à eux. Au moindre danger, ils prendront leurs jambes à leur cou et le trahiront à n’en pas douter. Seul l’appât du gain et des honneurs les poussait à agir de la sorte. Lui, Maho, désirait voir la Mhapoaha Paha établir sa suprématie sur les baronnies. Depuis que le Négus Shéhoshar était venu le chercher dans sa misérable geôle, à deux pas de la potence, il ne songeait plus qu’à cela.
Les citoyens d’Esorit parlaient fort. Ils gesticulaient, l’alcool favorisant les palabres et l’agressivité. L’un d’entre eux, un grand maigre, se leva en vacillant. De la main, il le désigna. Cet imbécile exhortait les autres à la rébellion. Maho se résigna à agir. Brandissant la masse d’arme, il se dirigeait vers le petit groupe lorsque l’énergumène suspendit ses gestes brutalement, la bouche et les yeux largement ouverts. La pointe d’un épieu surgit de sa poitrine dans un flot écarlate. Il s’écroula comme une masse. Puis ce fut le chaos. Le Premier-maître rugit en faisant tournoyer l’énorme lasse au-dessus de sa tête. Semblable à un ours en colère, il fonça vers le sous-bois enténébré. Autour de lui, la délégation d’Esorit fondait à vue d’œil. Empennées de noir et de rouge, les flèches dardaient les corps des hommes assoupis, ahuris et désorientés, qui mourraient avant même d’avoir réalisé l’inacceptable. A la lisière, parmi les buissons, plusieurs silhouettes se dessinèrent sous les feux des brassiers. Chacune brandissait un long arc d’if. Le corps recouvert d’une armure de plaques de fer rivetées sur un cuir épais, de gants et de souliers de cuir. Le visage en partie dissimulé par un casque muni d’un protège-nez et de larges garde-joues attachés sous le menton.
Lorsque le premier trait s’enfonça dans l’épaule, le Premier-Maître marqua un léger sursaut mais poursuivit sa course insensée. Parvenu à trois foulées des mystérieux archers, il s’effondra sur les genoux, la chemise ensanglantée par les multiples blessures infligées. L’imposante boule hérissée s’enfonça dans l’humus. Un léger filet sanguin s’écoulait des lèvres, entrouvertes sur une aspiration qu’il recherchait désespérément. Les bras ballants, les yeux vitreux, il distingua à peine l’homme qui s’avançait à sa rencontre. Le baron de Chalmes s’arrêta devant la proie mise à terre. Une satisfaction cruelle se lisait sur son visage. De la pointe du pied, il le fit basculer au sol. Maho ne réagit pas, il était déjà mort.
Althor d’Atéïas parcourut la clairière allant d’un corps à l’autre. Son regard s’assombrissait au fur et à mesure qu’il découvrait l’identité des rebelles abattus. Il en connaissait certains, qu’il côtoyait lors des réunions à l’Hôtel du Mestre. Il dissimula à peine sa surprise lorsqu’il reconnut le tavernier Graver et ramassa les binocles cerclés d’argent. Le visage rougeau restait figé sur une expression d’intense stupéfaction. L’un des gardes s’arrêta près du cadavre et l’égorgea méthodiquement. La même scène se répétait autour de lui. Le capitaine Glatiens s’approcha. Il tenait une longue épée à la main et affichait un sourire carnassier.
— Voilà mon seigneur, aucun n’en a réchappé. Que faisons-nous faire des corps et de leurs bagages ?
— Nettoyez l’endroit ! nous déposerons ces rustres et leurs effets dans un gouffre sur le chemin du retour.
— Et les bêtes ? demanda le jeune officier en appelant d’un geste de la main l’un de ces hommes.
— Aucune trace, Glaciens. Faites en sorte que nul ne puisse nous reprocher, un jour futur, d’être intervenus dans les affaires de la Confrérie.
Une heure à peine après leur soudaine irruption dans le bivouac, la clairière se vida de toute présence humaine. A part quelques traces de sang sur le tapis de feuilles et dans la mousse, rien ne laissait deviner qu’un drame venait de s’y dérouler. Ils firent à peine un mille avant de se débarrasser de leur sinistre chargement. La déchirure dans le sol était en partie dissimulée par les genêts et l’aubépine, un gouffre inaccessible à l’homme. Le capitaine en inspecta les abords avec circonspection puis projeta plusieurs pierres dans la gueule en guettant un écho. En vain. Satisfait, il donna l’ordre d’y jeter les corps et les biens qui appartenaient aux défunts. Puis les liots furent abattus et trainés jusqu’à la faille.
Alors la petite troupe d’assassins reprit la route du château de Chalmes au galop.
La Damoiselle Primès tira les trois verrous qui fermaient la porte de la pièce où le voleur était emprisonné. C’était une petite femme blonde, à la beauté pétillante. Elle équilibra les linges au creux du bras, repoussa de la hanche le seau vide qui l’encombrait puis elle tira doucement le robuste ventail. A l’intérieur, le prisonnier était, comme à son habitude, accoudé à l’étroite fenêtre qui donnait sur les bois d’Antien. La cellule se situait au sommet d’une tour, excentrée par rapport au donjon principal, et surplombait un à-pic vertigineux. Il tourna la tête vers elle avant de s’incliner avec cette grâce qui la bouleversait à chacune de leurs rencontres. Une fois de plus, elle constata avec émerveillement qu’il se portait comme un charme en dépits du jeun imposé par l’Enchanteur. Depuis le jour où elle avait franchi le seuil pour la première fois, Primès ne lui avait apporté aucune nourriture ni boisson. Chaque fois, elle craignait le découvrir agonisant sur sa couche pourtant l’inconnu – Au château, on ignorait l’identité du prisonnier ni la raison pour laquelle on le condamnait aux privations extrêmes. – ne semblait pas pâtir d’un tel traitement. Au contraire.
— Ah, chère fleur du jour, j’attendais avec impatience votre venue. Comme vous êtes jolie ! Cette coiffe vous sied à ravir.
La jeune femme esquissa un geste gracieux, ajustant la sage templette bordée d’un turban soyeux. Elle déposa le linge sur le lit. L’homme sourit, amusé par son ingénuité.
— M’apportez-vous de bonnes nouvelles ?
— Hélas, Messire, rien qui ne vous laisserait espérer la clémence de mon maître. Et, pourtant, j’ai en vain plaidé votre cause auprès de Dame Elchéal.
Il s’approcha d’elle, toute tremblante. Alors il déposa un bécot sur sa joue. Puis, dans un éclat de rire espiègle, il gagna la porte entrouverte.
— Adorable initiative. Et si je profitais de votre venue pour m’enfuir de cette geôle ?
Contrairement à ce que laissaient entendre de telles paroles, il n’esquissa aucun geste de fuite. La Damoiselle baissa humblement la tête.
— Vous savez très bien ce qu’il adviendrait alors. La garde veille deux étages en-dessous. Ils ne quittent jamais la tour. Il faudrait que vous ayez des ailes pour vous échapper. J’en suis vraiment désolée. Vous devrez encore supporter votre emprisonnement jusqu’à ma prochaine visite.
— Ne le soyez pas, gente Damoiselle. Vous êtes mon rayon de soleil, l’unique ravissement de ce bannissement sans fin auquel le baron m’a condamné. Parlez-moi plutôt de ces deux derniers jours. Que se passe-t-il au-dehors ? La foire a-t-elle repris son long cours ? Je vous en conjure, offrez-moi les rêves qui me fuient depuis treize jours que je me morfonds sans espoirs.
Alors la jeune femme, en effectuant son ouvrage attentionné, entretenait le prisonnier des derniers potins en cours au château comme en ville. Des ragots dont il paraissait raffolé. Elle remplaçait les linges et les draps, étalait des vêtements propres sur l’unique coffre sur pieds, vidait le pot d’aisance en répondant à un flot ininterrompu de questions. Souvent, elle s’esclaffait sur une pointe d’humour ou un compliment semblable à un sucre d’orge. Elle s’émerveillait de la légèreté des propos, de l’humeur folâtre du reclus. Qui était-il ? Elle n’osait poser la question qui lui brûlait les lèvres. Que lui reprochait-on ? Certes, elle n’ignorait pas la rumeur qui courrait dans les couloirs du château. Qu’il serait un immonde sorcier venu de l’Est pour assassiner le baron Althor. Qu’en ville, il s’en serait pris à d’honorables notables, les livrant aux démons des fosses, ces derniers disparus inexplicablement. Mais la Damoiselle Primès se refusait de porter foi à de si terribles accusations. Elle s’empressa d’emporter le seau plein sur le palier. Le prisonnier s’assit dans l’unique fauteuil profond. Il la couvait du regard. Embarrassée, elle se dépêcha de terminer son ouvrage. De temps à autre, elle coulait à la dérobée des regards langoureux dans sa direction, regards qu’il ne remarquait pas. Du moins en était-elle convaincue !
Une fois seul, Isac retourna se poster à l’embrasure de la fenêtre, close par trois barreaux de fer. Il avait appris à apprécier à sa juste mesure la venue de la jolie chambrière. Il réfléchit un temps aux nouvelles qu’elle lui avait apportées. Même si elle se montrait discrète sur le seul point qui l’intéressait vraiment. Au fil des visites, il comprit rapidement qu’il était inutile de l’interroger sur le maître de Chalmes. Elle ignorait les intentions du baron à son égard. Isac soupira, résigné. Il se prit la tête entre les mains. Que faisait-il là ? Pourquoi le traitait-on de la sorte ? Si le baron voulait sa mort, il aurait disposé de lui sans aucun état d’âme. Isac rendait l’Enchanteur responsable de son étrange emprisonnement. Seulement, là-aussi, il n’en comprenait pas les raisons. Il se souvenait avoir désiré la broche mirifique du Shumiet, s’être rendu à la propriété de ce dernier dans le but de la lui ravir, d’avoir tenu dans sa main le bijou puis plus rien. Il s’était réveillé entre ces murs, condamné à une mort certaine lorsqu’il réalisa que le seigneur d’Atéïas avait l’intention de le laisser mourir de faim et de soif. Mais alors pourquoi le garder reclus dans l’une des tours du château et non l’oublier dans les souterrains de Chalmes.
C’est alors, au bout de deux jours d’isolement, que la Damoiselle se présenta à lui, non pour lui apporter quelques nourritures, mais pour prendre soin de son confort. C’était à ne rien y comprendre !
Puis Isac finit par découvrir le présent de l’Enchanteur. Dissimulé au fond du coffre. Primès l’avait assuré qu’elle avait ordre de ne pas s’en approcher. Un blason de bronze ornementait la serrure et les poignées de cuir. Isac se souvenait avoir aperçu le même dans la demeure de l’Enchanteur lors de la malheureuse expédition. Dans le coffre, seul meuble en dehors du fauteuil et du lit qui sentait bon à présent les herbes sauvages, l’infortuné récupéra un flacon ventru enveloppé d’une cosse de cuir vert parmi d’autres objets. Plusieurs manuscrits et parchemins qu’il n’avait pas parcourus, des bourses garnies de perles laiteuses, des plaquettes de bois vernies, vierges de toutes inscriptions, d’une longueur d’une demi-main, et d’autres broutilles sans intérêts. Il ignorait dans quel but ce fatras se trouvait à sa disposition et s’en désintéressa très vite.
Assis adossé au coffre, Isac déboucha le flacon. Il laissa couler avidement l’ondée fraiche dans sa gorge. Il but deux longues rasades avant de le ranger à nouveau loin des regards. Intuitivement, il se persuada devoir dissimuler sa trouvaille. En remettant le bouchon en place, le voleur s’assura que le prodige, une fois encore, avait eu lieu. Le flacon en verre fumé se remplit à ras bord. A nouveau. Une incroyable vitalité circulait dans ses veines. La chaleur régénératrice, familière à présent, le balaya d’un coup. Elle le laissa ivre et comblé. Isac, fils de Fargue, s’étira avec volupté. En lui, la magie de l’Enchanteur poursuivait insidieusement son œuvre.
Chapitre vingt-quatre : la traversée des Mortes. Dès les premières lueurs de l’incendie, les maraudeurs délaissèrent leurs préparatifs. Ils se précipitèrent comme un seul homme vers le centre du comptoir. Aussitôt, la place étant vide, Sigismond surgit de nulle part et se dirigea vers une des barques. Il portait un sac rebondi sur le dos. Il s’y reprit à deux fois pour le hisser à bord. Le petit Shumiet refit en courant le chemin inverse. Ce manège dura de longues minutes. Ensuite, alors que s’élevaient d’âcres panaches de fumée du côté de la Porte, il entreprit de fracasser méthodiquement le fond des embarcations à l’aide d’une lance au fer étroit, tissée par Sans-nom auparavant. Il poursuivit cette tâche de destruction aux esquifs qui reposaient sur la berge. De temps à autre, Sigismond relevait la tête pour contempler avec satisfaction les flammes visibles à plusieurs toises au-dessus des maisons communes. Du brasier lui parvenaient des escarbilles rougeoyantes portées par le vent. L’odeur de brulé se renforçait, la chaleur également. Une fois terminée son ouvrage de sabotage, il s’allongea dans l’unique barque encore intacte. Alors il attendit anxieux le retour du Tisseur. Son inquiétude se renforçait au fil des minutes. Il craignait que Sans-nom n’ait pris trop à cœur la mission dont il l’avait chargé ou qu’il ne fasse une mauvaise rencontre en chemin.
Le ruffian se dressa devant lui en hurlant des imprécations. Il maniait une lourde bipenne avec plus d’énergie que de dextérité. Sans-nom roula dans la boue. Sur ses paumes, le feu dansait la farandole. L’homme le fixait, les yeux brulant d’une colère haineuse. L’enfant reconnut l’un de ceux qui l’avaient invectivé dans l’établissement de La Dona.
— Toi ! malheur à toi, sale petit morveux ! Je vais te trancher en deux !
Puis, mettant sa menace à exécution, il frappa en poussant un rugissement. Heureusement, la précipitation, les bourrasques de fumée et la fureur le poussèrent à commettre une erreur. Emporté par son élan, le fer dévia d’une bonne coudée. Il s’enfonça dans le mur de terre où il resta coincé. Ce court répit suffit à l’Eliathan pour fuir prestement sous les insultes de son agresseur, enveloppé dans un rideau de fumée. Sans-nom courait, le cœur battant à tout rompre. Derrière lui, il entendait le scélérat rameuter d’autres acolytes. Le fuyard ne se faisait pas d’illusion. Il ne leur faudrait guère de temps pour le rejoindre.
Bientôt il aperçut les eaux du Tarad entre deux bâtisses encore épargnées par les flammes. Il redoubla d’efforts. Dans son dos, la chasse s’organisait. Les appels se multipliaient par-dessus le ronflement du brasier. Il déboucha hors d’haleine sur le chemin de terre qui menait au débarcadère et dévala la pente. A plusieurs reprises, il évita la chute de justesse. Ces poursuivants le talonnaient.
La tête de Sigismond apparut à ras du ponton. Il l’encourageait d’une main, maintenant de l’autre la barque auprès des piquets. Sans-nom obliqua dans sa direction. Un projectile le frôla. Il accéléra, rentrant instinctivement la tête entre les épaules. Il plongea dans l’embarcation au risque de passer par-dessus-bord. Cette dernière tangua dangereusement mais, libérée par le Shumiet, elle fila vers l’aval, emportée par un fort remous. Derrière eux, l’embarcadère se remplit d’individus surexcités qui les abreuvaient d’invectives. Les drôles jetaient dans leur sillage toutes sortes d’objets tranchants. Les injures décuplèrent quand ces derniers constatèrent qu’ils n’avaient plus aucun moyen de les poursuivre.
L’embarcation filait, livrée à un fort courant. Dès qu’ils furent hors de vue, le Shumiet maitrisa d’une simple pensée leur vitesse. Puis il força la barque à rejoindre la rive. Un rapide examen le rassura sur l’état de son compagnon. Le garçon gisait inanimé, sans aucune blessure apparente. Sigismond le positionna plus confortablement entre les sacs de provisions. L’effort que l’enfant d’Yrathiel venait de produire l’avait apparemment épuisé. Dormir lui ferait le plus grand bien. Ce qui arrangeait le Ser Ardevaingt. Les fuyards s’éloignèrent de Port-Salut. Au détour d’un méandre, Sigismond aperçut la yole hors de l’eau. La Damoiselle Lorelanne se tenait debout, non loin, parmi les roseaux. Son visage exprimait l’étonnement. Elle contemplait les lueurs des flammes au-dessus du comptoir. Apparemment, La Dona et ses acolytes rencontraient toutes les peines du monde à endiguer l’incendie provoqué par le Tisseur. Un feu ravageur extrait de la Trame qui n’obéissait pas aux usages habituels de l’univers des hommes.
Le Ser Ardevaingt la rejoignit rapidement. Il l’informa en quelques mots de leurs déboires récents. La Damoiselle s’assura d’abord que Sans-nom était seulement endormi et qu’elle n’arriverait pas à l’extirper de cette étrange torpeur. Puis, les poings sur les hanches, elle déchaina sa colère sur le petit homme, plus hystérique qu’une harpie. Sigismond ne pipa mot, la tête basse. Enfin, quand Lorelanne s’épuisa à bout de souffle, le Shumiet l’attira à lui. Elle ne se défendit pas. Au contraire, elle posa la tête contre sa poitrine, reniflant sa détresse.
— Il va bien, je vous l’assure. Il s’est montré très courageux. Un vrai héro des Ages Heureux !
— Il aurait pu mourir, protesta-t-elle en s’essuyant le visage. Et cela aurait été votre faute.
Le Ser Ardevaingt afficha ce sourire narquois qui l’énervait tellement puis il écarta les bras en signe d’impuissance.
— Mais il s’en est sorti. Sans-nom est comme ça. Les Inconstants veillent sur lui. Il a juste besoin de repos. Sans doute n’a-t-il pas mesuré l’effort exigé pour propager l’incendie ! Aidez-moi à le transférer dans notre esquif. Il ne faut pas trainer dans le coin. Ces bâtards finiront bien par maîtriser les flammes. Alors ils n’auront de cesse de nous retrouver. La Dona ne nous pardonnera pas d’avoir réduit en cendre son petit royaume.
Rapidement, ils installèrent le garçon endormi au fond de la yole puis Sigismond repoussa la barque dans le courant et la regarda filer vers l’aval avec un sourire entendu. La Damoiselle s’installa près du garçon qu’elle recouvrit d’une couverture. Elle s’enferma ensuite dans un mutisme hostile. Le Shumiet haussa les épaules. Il pouvait aisément se dispenser de leur aide. Il siffla à plusieurs reprises pour inciter le lantin qui paressait à proximité à reprendre la route. Quand ils approchèrent de Port-Salut, ils attendirent patiemment que l’agitation ne s’apaise enfin. Juste avant l’aurore, alors qu’un silence inquiétant s’appesantissait sur les jetées désertes, les voyageurs passèrent au large craignant à tout moment d’être aperçu par un éventuel guetteur. Heureusement, les dogues de la redoutable matrone avaient d’autres chats à fouetter. C’est avec un soulagement partagé que le petit groupe perdit de vue l’ultime foyer humain aux portes des Terres Mortes. Par prudence, Sigismond décida de ne pas s’arrêter avant la nuit. La Damoiselle veillait sur le dormeur. Elle refusa le plus petit encas. Les regards noirs qu’elle lui jetait n’intimidait pas le petit homme qui finit par l’ignorer, veillant seul au pilotage de l’embarcation.
Sans-nom sortit de sa torpeur en fin d’après-midi. Après avoir assuré la Fille des Vents qu’il se sentait au mieux de sa forme, il affronta à son tour une tempête de récriminations, ponctuée de cris et de larmes. Totalement déboussolé, il se réfugia à l’avant, auprès d’un Sigismond qui avait beaucoup de peine à partager son désarroi. Finalement, la Lhat leur tourna le dos. Puis elle se borna à grommeler à voix basse sur l’inconscience de la gent masculine.
Triste soirée que celle-là durant laquelle ils se réfugièrent au creux d’un cocon onirique, chacun perdu dans de tristes pensées, à l’écoute du moindre frémissement nocturne. Peu de mots furent échangés de peur de réveiller une nouvelle bordée de reproches. Avec l’aurore, Lorelanne retrouva pourtant son entrain habituel au grand soulagement de ses compagnons. Personne n’évoqua la pénible équipée de la veille. Le Ser Ardevaingt rapporta de façon très laconique les informations glanées dans l’auberge. Aucune nouvelle susceptible de leur faire changer d’itinéraire ni les inquiéter outre mesure. Le voyage se poursuivit. La jeune Damoiselle animait les débats. Son rire sonore, clair comme un chant d’oiseau, effaça rapidement les dernières craintes du Maître-dragon. Ils passèrent leur temps, épaule contre épaule, à l’avant de l’embarcation, à encourager le lantin à les emporter toujours plus loin vers le nord.
Une fois entrés dans les Terres Mortes, il leur fallut sept jours pour rejoindre le confluent désiré. La Salèze s’annonça par un brun limon qui teintait les eaux calmes du Tarad, bien avant d’en apercevoir le bras étroit. Depuis l’avant-veille, des cavaliers, montés sur de petits pon’liots racés aux robes pommelées, les accompagnaient sur la rive droite, là où s’étendaient les herbages et les collines des Lions d’Opham. Des guerriers trapus, la peau cuivrée, tendue sur des ossatures anguleuses. Ils coiffaient des casques ronds, à pointe fourrée, et agitaient de courtes lances. De petits boucliers ronds tressautaient dans leurs dos. Les adolescents contemplaient ces nouveaux venus avec inquiétude. Sigismond les rassura. Juste une poignée de bravaches qui cherchaient à les intimider ou à les défier. Les Shaïgards lançaient leurs montures au grand galop en donnant de la voix, disparaissaient derrière la colline suivante pour réapparaître de loin en loin.
Cela faisait trois jours qu’ils n’avaient pas croisé de chalands descendant vers les cités du sud. Il leur tardait d’apercevoir les eaux plus tumultueuses de l’affluent. Pourtant l’humeur était au beau fixe. Leurs réserves à peine entamées car Sigismond se révélait un incroyable pourvoyeur en denrées fraiches. Poissons frétillants, oiseaux succulents, baies et racines, le petit homme les étonnait chaque jour un peu plus. Il agrémentait chacun de leurs repas de nouvelles trouvailles délicieuses. Son exceptionnel optimisme balayait avec une constance sans faille le moindre de leurs doutes. Plus ils progressaient, plus l’éventualité d’être rejoints par les dogues de La Dona ou de la Mhapoaha Paha s’éloignait dans les esprits. Lorelanne déployait des monceaux de charmes à l’attention de l’enfant d’Yrathiel. Lui baignait dans une béatitude que rien ne pouvait entamer. Même l’apparition des Shaïgards d’Opham ne parvint pas à assombrir ce périple.
Un jour, alors qu’ils approchaient de la Salèze, les cavaliers menèrent leurs montures dans les eaux limoneuses à hauteur de jarrets avant de disparaître à nouveau. Ce soir-là, les voyageurs décidèrent de poursuivre jusqu’à ce que l’obscurité les engloutisse. A l’abri au sein du refuge onirique, Sigismond se prêta de bonne grâce à un interrogatoire en règle. Les adolescents insistaient pour en savoir un peu plus sur cette menace persistante. Hélas, le Shumiet reconnut en partie son ignorance au sujet des tribus libres d’Opham.
— Je suis désolé mais je n’ai jamais poussé plus loin que la foire des Grands Calmes. Leurs cités sont strictement interdites aux étrangers, du moins si elles existent vraiment. A la réflexion, je n’ai rencontré personne les ayant visitées. D’ailleurs, à ma connaissance, il n’existe aucune route commerciale qui traverse les Khahims, leurs territoires. C’est un peuple très ancien entouré de mystères.
— Plus que ceux de votre propre pays, Sigismond ? demanda le garçon, adossé confortablement contre des coussins de brume.
— C’est différent. Shumashs accueille volontiers les voyageurs. S’ils respectent les coutumes locales qui sont plutôt, voyons comment dire, plutôt oppressantes, je te l’accorde. Mais nous n’écorchons pas le malheureux égaré sous le simple prétexte qu’il a franchi nos frontières. On raconte de sinistres histoires concernant les Shaïgars et leurs Shamans. Des récits à refroidir l’ardeur des plus braves !
Lorelanne et Sans-nom échangèrent un regard complice. Leurs mains se cherchèrent et s’étreignirent. Le Ser Ardevaingt sourit. Il les aimait bien ces deux-là. Dommage qu’il doive mettre un terme à leur félicité un jour prochain. A moins qu’il ne trouve un stratagème pour retarder la triste échéance.
— Je crois que les humains sont devenus aveugles, constata Sans-nom avec une pointe de dépits. Que ce soit en Yrathiel ou sur le continent, les communautés se barricadent derrière leurs murs et guerroient leurs voisins alors que la véritable menace est ailleurs. Pourquoi ne s’entendent-ils pas afin de s’unir avant qu’il ne soit trop tard ?
— C’est trop leur demander. Les peuples sont ainsi, livrés à eux-mêmes, sans bergers depuis le départ des Dieux Inconstants. Les Premiers ont bien essayé de conserver la divine cohésion mais quatre Vagues successives ont soldé leur échec. Devant leur impuissance, ils ont quitté nos rivages. J’ai entendu dire que les tribus d’Opham vénéraient d’antiques divinités, les Dieux des Pierres Dressées. Un bien joli nom ! Que leurs Shamans les invoquent parfois. On murmure qu’ils se rendent alors dans une cité depuis des cencycles engloutie par le Blanc Pays. Elchinos, si ma mémoire ne me fait pas défaut. Mais je ne crois pas à cette fable. Nous savons, vous comme moi, que rien ne perdure sous l’égide des Autres.
Après un silence lourd de sous-entendus, il reprit ses explications. — Les Shaïgars sont de féroces guerriers qui élisent leurs propres Targes. Le plus sage d’entre eux ou le plus fort selon les dires et vivent en nomades la plupart du temps. Voilà tout ce que je peux vous apprendre !
— Mais, intervint la Damoiselle qui jusque-là se contentait d’écouter le petit homme, et les fameux Lions d’Opham alors ? Ils existent bien, eux. Mon père affirme qu’ils sont dignes de confiance et mon oncle, le Dhat Diltoin, les a déjà rencontrés à plusieurs reprises. Le Peuple des brumes entretient des relations courtoises avec eux.
— Voilà qui me surprend un peu, Damoiselle. Cependant, à bien y réfléchir, ce n’est pas improbable. Les alliances des Pasteuris s’étendent bien au-delà des Lisières. Je vous crois ! je vous crois !
Au premier froncement de sourcils de la Fille des Brumes, Sigismond l’assura qu’il ne mettait pas en doute ces étonnantes révélations. Le Ser Ardevaingt ne désirait surtout pas gâcher la soirée en réveillant sa colère.
— Qui sont les Lions d’Opham ? demanda innocemment Sans-nom.
— Des jumeaux. Du moins le prétendent-ils. Log et Heg, les Lions d’Opham. Lorsque le baron des Eliartys a caressé des rêves de conquête vers l’Est aux dépends des Khahims, ce sont eux qui réussirent à unir les nombreuses tribus disséminées dans la Plaine. Avec le succès que tout le monde connait. De redoutables adversaires, pour sûr.
Pour la seconde fois, Lorelanne se renfrogna, prête à jouter. Sigismond cligna d’un œil, lui adressant son plus charmant sourire ingénu.
— Vous êtes impossible ! s’exclama-t-elle en éclatant d’un rire cristallin.
Le lendemain, le trio quittait les eaux placides du Tarad pour la capricieuse Salèze qui prenait sa source au pied des glaciers des montagnes encore lointaines. Ils n’avaient pas revu les belliqueux cavaliers. C’est avec un soulagement à peine dissimulé qu’ils s’enfoncèrent dans une contrée autrement inhospitalière. Les Terres mortes s’étendaient sur la rive gauche du fleuve dans un chaos de roches erratiques où s’accrochaient quelques arbres malingres, des épineux revêches et des bouquets d’herbes jaunies. La vie n’y avait pas droit de citer, du moins en apparence. La désolation y régnait en maître.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Sans-nom en désignant un ponton de rondins à peine équarris qui s’avançaient dans les flots bouillonnants.
Le lantin le contourna et ralentit sa course en devant lutter contre les courants plus puissants au centre du lit. Un cairn de Pierres dressées, semblable à celui du Haut Champ des Lunes Rousses, s’érigeait en protecteur solitaire de l’endroit. A sa vue, Sans-nom sentit sa gorge se serrer. Il s’en voulait de ne pas songer plus souvent à ses amis dispersés au loin. Il eut une pensée attendrie pour Yvan et Lido, Tibelvan et Sil’Léal, pour la dame de la Ronde des Arbres et la toute jeune baronne de Galadorm, la Damoiselle Lilia, pour la gentille Shaïa Nashiréa et son Nesn-Lces Allélian Moldis. Ils auraient sûrement apprécié la Fille des Vents, assise à ses côtés sur le banc de nage. Quant à Elie, sa raison ne parvenait à admettre son trépas. C’était trop difficile, insupportable. Le Ser Ardevaingt observa l’ouvrage d’un œil critique avant de répondre en éloignant le tuyau nacré de ses lèvres. Il souffla un fin chapelet de fumée.
— Un bac de traversée. Nous en rencontrerons plusieurs d’ici les Thielvériles. Les caravanes des Gris les utilisaient pour se rendre aux passes qui conduisent à la cité d’Olt lorsqu’ils étaient encore des Voyageurs. A présent, ces barges ne servent plus. Elles pourriront lentement au fil des cycles à moins qu’ils ne reprennent leurs incessantes pérégrinations. Mais les Protecteurs d’Antan se sont repliés sur leurs terres. Aux dernières nouvelles, les clans abandonnaient les Commanderies à travers les baronnies. Un retrait qui n’annonce rien de bon si vous voulez mon avis.