Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret Cinq : Les Terres Mortes.
 
Chapitre vingt-six : Le chant des Vents (2).
 
Sans-nom s’empara du havresac qu’il trainait avec lui depuis le début de ses aventures. Il jeta un regard vers ses amis avant de quitter le refuge. Le Mystic Mondolini et la belle Shana Landis n’avaient pas quitté le cercle et bavardaient, penchés l’un vers l’autre. Lorelanne boudait à deux pas, la mine renfrognée. Quant à Tibelvan et au Ser Ardevaingt, ils s’étaient retirés dans un repli discret de la bulle onirique. L’un dormait comme un bienheureux, le sempiternel bonnet posé sur son visage. Tib, lui, serrait entre ses mains un objet que l’Eliathan ne réussit pas à identifier. Ses lèvres bougeaient dans un murmure ténu. Sans-nom s’inquiétait pour son vieil ami qu’il trouvait visiblement éprouvé par les multiples péripéties de leur voyage dans l’Entre-mondes. Il ne le connaissait pas aussi irascible. La mort du vart Muliris l’avait profondément bouleversé. Sans-nom hésita avant de sortir puis il haussa les épaules avec fatalisme. Le chemin risquait d’être long jusqu’au Pays des Brumes. Il se présenterait bien un moment pour s’entretenir avec son ami, plus tard.

Magayr-Vehr fuyait le démon. L’obscurité totale ne le gênait pas. Il s’arrêta devant le mur de roches qui obstruait l’entrée de la Passe et resta un long moment, frémissant, incapable de réagir à ce nouveau coup du sort. A plusieurs reprises, il tenta d’escalader l’obstacle mais, à chaque fois, des pierres se dérobaient sous ses longs pieds griffus et il dévalait la pente, meurtri. Des heures s’écoulèrent. Le Rat n’était qu’un frère de portée. Jamais il n’avait vécu de situation aussi désespérée. Prendre une décision, infléchir le cours de l’existence lui était douloureux. Alors il demeura là, indécis, comme groggy.
Son malheur, il le devait à cet avorton d’humain. L’enfant musicien qui déchainait des tempêtes et commandait aux minéraux. Cette pensée trottait dans sa tête. Elle le rongeait de l’intérieur. Peu à peu, il prit conscience que son ennemi ne l’avait pas poursuivi. Il était seul dans un lieu absolument silencieux dont la Passe présentait la seule issue. Alors, malgré la terreur qui sommeillait en lui, Magyar-Vehr rebroussa chemin. Il ne jeta pas un seul regard au corps du Référent quand il le dépassa. Son esprit fouillait le passage devant lui à la recherche du moindre souffle de vie.
Plus tard, il émergea sur le plateau du lat-Arhin. La nuit l’y attendait. Une bourrasque glaciale l’accueillit. Il frissonna. Toujours dans une intense confusion, le gorgy se dirigea vers les machineries des Gris qui se découpaient, ombre parmi les ombres, sur sa droite près de la falaise. Il atteignait le socle de pierre quand naquit une lueur non loin de là. Affolé, il rampa pour se mettre à l’abri. Dans une dépression, une cloche de lumières vives contrariait l’obscurité. A l’intérieur, deux silhouettes dont l’une d’elles lui était familière. Une flambée de haine le submergea, rapidement étouffée par la terreur. Le démon humain, cet Eliathan maudit cause de tous ses malheurs. Près de lui, il entrevit le panier couché sur le flanc, raccordé au mécanisme par d’épais filins. Il s’y réfugia, l’esprit délité. Le malheureux demeura là une grande partie de la nuit. L’aurore pointait quelques rais timides lorsque, brusquement, les affres de l’épouvante qui le maintenaient prostré s’évanouirent avec le jour naissant. Une pensée étrangère l’habitait, étrangement audacieuse. Une fermeté qui ne lui ressemblait pas. Il se glissa au bord de l’habitacle, jeta un regard au dehors. Sans trembler. Le plateau s’offrit à lui, nu et vide. Alors Magyar-Vehr se lova contre l’épaisse couche de terre rouge qui tapissait le fond du panier. Résolu à attendre le temps qu’il faudrait, il guetta l’apparition des misérables Gris et du démon humain.
 
D’abord elle l’étreignit. Tendrement. Sans-nom dominait à présent la petite Mère des clans de la tête et des épaules. Il sentit ses yeux s’embrumer. Depuis leurs retrouvailles, Elivashavitara s’était plutôt montrée distante à son égard, avec cette petite étincelle de défit moqueur qu’il lui connaissait autrefois. Il dégusta cet instant d’étreinte tant il appréhendait ce qui, inévitablement, allait suivre. Autour d’eux des myriades de filaments lumineux les isolaient du monde extérieur. Des fragrances de violettes et de chèvrefeuilles embaumaient l’espace sphérique telles qu’elle les aimait. Finalement elle s’écarta du garçon, lui caressa la joue duveteuse d’un petit geste satisfait.
— Tu as grandi. Tu es devenu un homme, à présent. Enfin presque.
Il lui sourit, confus.
— Pourquoi ne t’es-tu pas rendu à la Commanderie de Massilia ? Le Mystic Tolvédian aurait assuré ta protection.
Sans-nom baissa les yeux, embarrassé.
— J’ai essayé mais les oégirs m’en ont empêché. Alors j’ai dû me réfugier au cœur de Brye. J’ai… je suis désolé, Elie.
Sa voix s’était brusquement brisée au douloureux souvenir des sacrifices du Maitre des Arts Combattants et de Vieux Saule afin qu’il réussisse à échapper aux hordes du Prince Ras Lighors, seigneur des hauts fonds. Par sa faute.
Elie chassa la tristesse d’un petit geste de la main.
— Ton destin t’a mené là où tu devais te rendre. Loués soient les Dieux Inconstants ! Et te revoilà, plus robuste et beaucoup plus expérimenté dans les Arts de l’Onirie. Quelle démonstration, jeune Tisseur, tu nous as offert cet après-midi. Je doute qu’un tel tintamarre soit passé inaperçu à travers la Trame. Enfin nous n’y pouvons rien, tu t’es toujours montré un peu trop impulsif.
Sans-nom n’essaya même pas de se défendre. Protester ne servait à rien. Il laissa passer l’orage en serrant les dents, prenant un air de circonstance.
— Puis-je le voir ?
Il fronça les sourcils, interloqué.
— L’objet qui t’a permis de déplacer des montagnes. Celui dont tu joues avec une maestria que je ne te connaissais pas.
— Oh, mais bien sûr. C’est Vieux Saule qui me l’a donné. Enfin il l’a glissé dans mes affaires sans que je m’en aperçoive alors que je fuyais Brye.
Il s’accroupit auprès de son sac et en sortit, d’un geste théâtral, la flûte qu’il brandit au visage de la petite Mère. Celle-ci s’en saisit avec une déférence troublante. Elle l’examina avec attention avant de lui rendre, une flamme étrange dans le regard.
— Un précieux trésor qu’il t’a offert là, mon enfant. Un artefact de l’âge des Dieux sans aucun doute possible. Prends-en bien soin et évite de le sortir à la moindre occasion. Tu pourrais très vite t’attirer un tas d’ennuis si on te savait en possession d’une telle relique.
— Vous ne semblez pas étonnée, Mère.
— En effet, je connaissais l’existence des puissances assoupies. Dès la première note, j’ai su que l’une d’entre elles t’avait retrouvé car seul l’Eliathan peut réveiller certaines reliques de jadis. Ainsi en ont décidé les Dieux Inconstants lorsqu’ils les ont créés. Du moins c’est ce que prétendent les rares écrits qui évoquent leurs existences.
Sans-nom poussa une exclamation de surprise. Même s’il avait encore quelques peines à croire à l’implacable destinée qui s’acharnait à faire de lui un autre, les précisions de la Matriarche confirmait cette angoissante évidence.
— Ce qui explique pourquoi Lilia et Gallia n’arrivaient pas à tirer un son de la flûte. Nashie avait deviné la vérité, elle aussi. Elle a insisté pour que j’emporte des feuillets de l’Ylliad. Elle pensait que les divagations du Pourfendeur m’aideraient à y voir plus clair. Elle se trompait sur ce point.
Naharashi Elivashavitara lui broya la main en l’empoignant, perdant un peu de son flegme habituel. Si Bonne Amie parut étonnée d’apprendre l’initiative de la Shaïa de Galadorm, cette nouvelle bouleversa bien davantage Elie.
— Elle a osé te confier des extraits des Saints livres ?
— En effet, répondit le garçon, un peu déstabilisé par cette soudaine agitation. Malheureusement, j’ai beau les lire et les relire, ça n’a ni queue ni tête. Je crois qu’il doit falloir être un Gris pour y comprendre quelque chose.
Alors il sortit du sac le livret contenant les extraits de l’Ylliad que lui avait confiés Nashie. La Matriarche s’en saisit avec fébrilité. Elle les parcourut rapidement. Ses lèvres tremblaient en découvrant les passages choisis par la Shaïa de Galadorm. Elle resta silencieuse un court instant avant de les rendre au garçon qui la fixait, inquiet.
— Voilà donc l’explication de tes déclarations tonitruantes au pieds du lat-Arhin. Je te félicite pour ton excellente mémoire. Comme tu l’as toi-même compris, ces divagations ne sont pas à prendre à la légère, ce sont en quelque sorte d’énigmatiques paraboles, des pistes destinées à préserver le Peuple Gris des écueils d’une tragédie annoncée. Sans elles, Marsangs aurait sans doute entraîné l’extermination de mon peuple. Heureusement pour nous, Gilgerad prit, à son retour, des dispositions qui détournèrent la fureur de la Coalition.
— Mère, était-il aussi fou que le croient la majorité des hommes ?
Elle hocha la tête. De nouveau, elle lui tapota la joue avec une évidente affection.
— J’aimerai pouvoir répondre à cette question, mon jeune ami. Elle me tourmente parfois. Dément ou lâche, qu’importe ! aux yeux de tous, cette noble âme est un traître qui entraina ses alliés vers un désastre inexcusable. Pour ma part, j’ai toujours douté de cette fable un rien simpliste mais elle convient parfaitement aux humains. Après Marsangs, la création des Quatre-vingt-un clans originels a détourné la fureur de ces derniers des Protecteurs d’Antan. Nous avons choisi de renoncer à nos privilèges plutôt que d’affronter l’opprobre générale. Et nous voilà de nouveau guerroyant pour sauver ce qui peut l’être d’un monde moribond ! Malahirava Nashiréa a bien agi. Elle a su être plus clairvoyante que je ne l’ai été puisque qu’elle a soufflé à l’oreille de l’Eliathan comment se défaire des ennemis qui le poursuivaient. Une fois en sécurité, nous aurons à préparer l’avenir. Même si les Mémoires Délirantes du Pourfendeur te semblent insensées, elles peuvent peut-être te venir en aide. Ne négligeons pas cette éventualité !
Il acquiesça d’un air tellement sérieux que la Matriarche ne put s’empêcher de rire gaiement.
 
Marsangs ! Pouvions-nous alors imaginer la triste vérité, la trahison que dissimulaient les récits de cette bataille ? Chère petite Mère, et ce pauvre capitaine qui a tant sacrifié ! Je n’ose envisager qu’il me soit un jour imposé un choix semblable. Certes l’espoir faiblit aujourd’hui mais il ne s’éteint pas totalement. De plus, je ne suis pas Gilgerad !
 
Sans-nom restait songeur à contempler la flûte qu’il tenait toujours dans sa main gauche. Elie fronça les sourcils. Elle devinait qu’ils n’en resteraient pas là.
— Mon garçon, qu’est-ce qui te chiffonne encore ?
Sans-nom hésitait à se confier, ne sachant comment verbaliser la sensation ressentie un peu plutôt au cœur de la tempête. Puis il parla, les yeux dans le vague.
— Au cours de mon périple, j’ai souvent joué cet air qui donne vie aux minéraux. Du moins je soufflais et mes doigts faisaient le reste. Mais cette fois, dans la Passe, ce fut différent ! Je n’ai pas eu à m’époumonner longtemps. Au bout de quelques minutes, l’artefact des Dieux a suppléé mes efforts. Il… il palpitait entre mes doigts… il est vivant… c’est merveilleux, une telle puissance ! Puis il a poursuivi seul… et j’ai ressenti un mouvement, une perturbation venue des Lointains. Une présence qui m’est inconnue habite l’Onirie, le saviez-vous. Elle déplace les lames et les fils avec aisance telle un souffle, un vent venu d’ailleurs. Elle m’a entrainé dans une ronde endiablée. Plus rien ne comptait… il n’y avait qu’elle et moi !
Elie s’approcha jusqu’à l’étreindre avec tendresse. Les mots devenaient inutiles. Ses yeux brillaient d’une fierté incommensurable. Puis elle lui chuchota comme une mère s’attache à repousser les frayeurs nocturnes.
— L’Ether est infinie. D’ordinaire, les façonneurs de rêves n’en effleurent qu’une infime pellicule afin d’y déployer les créations. Jusqu’ici cela te suffisait également. La plupart ne s’aventurent pas au-delà, par précaution ou par ignorance. Seuls les Inconstants, les Premiers et quelques élus en ont l’occasion. Tu es béni, Sans-nom d’Yrathiel, béni par le souffle de la Source !
— La Source ? mais je croyais que c’était une affabulation des hommes, un mythe, davantage une croyance qu’une réalité.
Elle tapota de l’index l’extrémité de son nez. Elle riait et pleurait tout à la fois. Sans-nom contemplait la petite Femme Grise, sidéré.
— La Source est à l’origine de la Vie. Eternelle, elle est le début et la fin, l’incessant recommencement, l’inaltérable et l’insaisissable. Les thaumaturges de Shums la nomment le Chaos, celui qui anéantit toute chose. Les nains, jadis, la vénéraient comme le Néant originel. Et elle t’a honoré de son souffle. Toi, l’enfant perdu d’Yrathiel. Oh, comme je suis fière et heureuse.
Elie bafouillait, l’embrassait, le submergeait de mille caresses. Brusquement elle frappa à plusieurs reprises dans ses mains. Et l’euphorie s’évanouit en une fraction d’éternité. Elle le fixa d’un regard acéré.
— Comment était-ce ?
Sans-nom réfléchit avant de répondre. Il n’était plus sûr de rien. Et s’il avait rêvé ces quelques fragments de félicité, si tout cela n’était que les fruits d’une imagination exaltée par les circonstances. Et si ! Un léger souffle lui frôla la nuque qu’il reconnut aussitôt. Sa pensée maîtrisa le zéphir indolent. Il l’enveloppa soudain, souleva les étoffes, alla jusqu’à chahuter les fibrilles lumineuses autour de lui. Mais Sans-nom le renvoya avec douceur mais autorité. Cette survenue n’échappa pas à Elie qui secoua la tête, convaincue.
— Prends grand soin des Vents, mon enfant. Ce sont ses messagers. Des servants capricieux par essence. La preuve est flagrante qu’ils t’apprécient s’ils viennent ainsi te visiter. Là où nous nous rendons, les Vents sont vénérés et craints. Le Pays des Brumes est nommé ainsi par les étrangers à cause des Lisières qui en dissimulent les charmes. En réalité, ces artifices sont l’œuvre d’un Premier, jadis célèbre pour ces accointances avec la Source et ses chérubins.
— Lole ?
— Autrefois, il se nommait Cyriens. Il serait bon que tu apprennes à connaître les Vents de l’Onirie mais ne cherche pas à les maîtriser. Ils sont libres de toute éternité. J’ai connu quelques mortels qui ont essayé de les asservir. Mal leur en prit !
— Oh, loin de moi une telle pensée.
Elle lui sourit.
— J’en suis convaincue. Surtout ne te laisse pas séduire. La Source, elle aussi, peut se montrer dangereuse et colérique. Elle attire et dévore autant qu’elle protège. Mais il se fait tard. Nous devons penser à nous reposer un peu. Demain, la journée risque d’être longue et la marche épuisante.
 
Magyar-Vehr les pista cinq jours durant. Il demeurait à distance, devinant parfaitement – même s’il était bien incapable de se l’expliquer – les raisons de leurs agissements. Il désirait simplement connaître leur destination avant de regagner les Terres Mortes. Lorsque les Gris et les humains établissaient un campement, le Rat s’éloignait pour éviter d’être découvert. Certes il y avait peu de chance qu’il en soit ainsi mais le gorgy préférait ne prendre aucun risque. Déambuler sur ces terres inhospitalières ne l’effrayait plus. Il y prenait même un certain plaisir. Ravi de découvrir en lui autant d’audace que de courage. La nuit venue, il cherchait une cache dans une crevasse et s’y terrait jusqu’à l’aube. Inutile de surveiller les démons, ceux-ci disparaissaient sans crier gare aux dernières lueurs du jour mais réapparaissaient inévitablement lorsque l’astre diurne entamait son long labeur.
Pour apaiser sa faim, il s’en remettait à ses talents de télépathe. Le premier soir, il débusqua rapidement un malheureux lièvre réfugié dans son terrier et lui intima l’ordre d’accourir. La malheureuse petite victime se livra à son bourreau qui déchira les chairs tendres et but le fluide vital jusqu’à satiété. Même lorsque les premières pluies de la saison des Tempêtes obligèrent les voyageurs à demeurer sur place durant une journée entière, le gorgy n’éprouva aucun agacement. Au contraire, il se montra d’une patience infinie. Le troisième soir, ce fut une stryge qui fit les frais de cet appétit féroce. L’oiseau, buveur de sang, nichait dans la falaise du lat-Arhin, se croyant à l’abri d’un éventuel prédateur. Réduire sa volonté et la guider loin de sa nichée, une broutille. Il dégusta avec délice cette nouvelle offrande dans les heures les plus sombres de la nuit. Le lendemain, ce nouvel instinct extraordinaire le protégea d’une rencontre qui aurait pu se révéler désastreuse. Des Loups Rouges chassaient non loin de là. Une meute sauvage aux ordres d’un meneur du nom de Luhan, énorme et puissant, qui l’aurait sans nul doute déchiqueté en un rien de temps. Il s’écarta précautionneusement de leur territoire. Il ne rattrapa le petit groupe que tard dans l’après-midi, convaincu une fois de plus qu’une bonne étoile veillait sur lui.
 
Ils marchaient en silence depuis qu’ils avaient quitté leur gite lorsque le Mystic leur intima l’ordre de s’arrêter. Il inspecta l’étendue pierreuse qui s’étendait devant eux. Les Thielvériles se dessinaient à présent distinctement, majestueuses, leurs flancs scintillant de neige. Une brume cotonneuse, grisaille lointaine, en enveloppait l’assise. Le terrain devenait plus accidenté au fil des jours. Des affleurements arrondis, d’un sombre manteau terre brûlée, compliquaient leur progression. Ils jetaient des ombres sinistres sur un paysage de désolation et sur leurs âmes. Les intempéries qui les clouèrent dans le tissage un jour entier menaçaient de nouveau. Ils reposèrent leurs bagages, soufflèrent dans leurs mains pour se réchauffer. Tibelvan inspecta les alentours en maugréant.
— Par les Dieux Inconstants, si ce n’est pas malheureux de devoir toujours marcher. J’ai les pieds en compote !
— Et les Dieux vous aiment énormément, compagnon, ou bien ils ont pitié de vous. Regardez, la brume se rapproche !
Lorelanne désignait l’étrange mur opaque qui, comme elle l’affirmait, se déplaçait vers eux avec une rapidité inquiétante. Seulement, entre eux, s’ouvrait une large gorge au fond de laquelle bondissaient les eaux tumultueuses d’un torrent. Ils en gagnèrent le bord pour constater avec dépits qu’il leur était impossible de franchir l’obstacle par leur propre moyen. Dans un parfait ensemble, ils se tournèrent vers l’Eliathan, espérant un nouveau prodige de sa part. Sans-nom se pencha au-dessus du précipice. Là-bas, la masse brumeuse s’était arrêtée à cinq toises de la fracture.
— Que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-il piteusement en relevant la tête.
— L’Eliathan peut nous tisser un pont majestueux qui nous permettrait de traverser cette ridicule crevasse, par exemple. Il me tarde de gagner les Brumes au plus vite !
L’ironie tendancieuse de la belle Damoiselle le blessa fortement. Il y réfléchit mais secoua la tête, désolé.
— Je crains bien que non.
— Alors c’est comme ça. Monsieur se gargarise à nous offrir un palais chaque soir mais il admet être en peine de fabriquer une ridicule passerelle.
Une moue réprobatrice marquait sa déception. S’invitant dans l’altercation pour éviter qu’elle ne s’envenime, Elie attrapa Sans-nom par le bras et l’entraina loin de la belle enfant.
— C’est sans importance ! Longeons cette cassure, nous trouverons bien un moyen de la franchir un peu plus loin.
— Je n’ai pas dit que je ne pouvais pas mais je ne sais pas si… plaida le garçon, bouleversé par l’attitude injuste de son amie.
— Mais oui, mais oui ! Oublie ça.
Ils s’enfoncèrent sur le plateau d’un pas décidé. Lorelanne marchait devant, son adorable minois figé par la contrariété. Au fond d’elle, elle regrettait déjà sa réaction acide mais ne l’aurait avoué pour rien au monde. Ses compagnons, compatissants, entouraient Sans-nom qui ne la quittait pas des yeux. Tibelvan et Sigismond fermaient la marche en devisant contre le mauvais sort qui s’acharnait sur l’expédition.
Deux bonnes heures s’écoulèrent avant qu’ils aperçoivent effectivement un moyen de franchir le gouffre. L’astre diurne embrasait le granit rose vif, parfaitement lisse, de l’impressionnant ouvrage aux lignes géométriques épurées.
— Quelle merveille ! s’exclama la belle Shana Landis. Mère, quel génial architecte a bien pu concevoir une telle construction ? Les nôtres n’auraient jamais pu bâtir ce pont, même en des temps plus glorieux.
— Ni les hommes, ni les nains, ni les géants, rassurez-vous, Fey-Nant Landis. Seuls les Premiers ou les Dieux eux-mêmes mais je n’ai pas souvenir d’une structure semblable dans le lat-Arhin. Une aubaine des plus étranges alors que nous cherchions à traverser.
— Matriarche !
Yvan Mondolini détourna son attention de l’ouvrage. Il n’avait pas élevé la voix, au contraire. Cela suffit pourtant à rompre l’enchantement. De la main, le Mystic du troisième Clan désigna un surplomb au sommet duquel un loup rouge d’une taille impressionnante les contemplait, assis sur son train arrière. Yvan Mondolini tira tranquillement la longue khanna. Puis il se plaça devant le groupe, les poings à hauteur d’épaule, la lame haute. Elie s’interposa calmement.
— Ignorons-le. Nous sommes ici des intrus. Il nous surveille. Ne lui donnons pas de motifs de se montrer inamical. Rejoignons cette providentielle passerelle sans attendre. La meute ne doit pas être bien loin.
A la hâte, ils gagnèrent le bord de la faille, s’approchèrent de l’énigmatique bloc, posé au-dessus du vide. Sa surface fluctuait bizarrement comme si la roche elle-même palpitait d’un souffle de vie. Ils étaient arrivés à quatre foulées des trois marches permettant d’accéder au pont lorsque les gardiens à quatre pattes leur coupèrent la route, les oreilles basses, les babines retroussées, l’échine hérissée. Yvan confia la khanna d’Elia à la Femme Grise. Il s’avança de deux pas dans leur direction, les bras écartés en signe d’humilité, mais les Loups Rouges grondèrent et s’agitèrent à son approche. Brusquement ils relevèrent leurs longs museaux et hurlèrent d’une seule voix, puissante et sauvage.
« Ils m’appellent » réalisa alors Sans-nom. Obéissant à cette intuition, le garçon se précipita auprès de l’Homme Gris, méfiant face à l’hostilité de la meute. Quand Sans-nom le dépassa, les loups cessèrent immédiatement leur concert. Du groupe, celui qui les observait du haut du monticule surgit d’un bond. Sans-nom tendit le bras droit. Alors l’animal vint frotter son museau au creux de la paume offerte. Ses yeux d’un jaune solaire fixaient l’adolescent. Le garçon entendit dans son dos des exclamations de surprise mais les ignora. Il caressa la large tête au pelage de feu.
Puis Luhan s’éloigna sans plus de cérémonie, suivi de près par le reste de la meute. Sans-nom les regarda disparaitre, songeur. Ils étaient venus saluer l’Eliathan comme, par le passé, le fit Arth dans les bois de Galadorm. Quelle mystérieuse fraternité le liait à de si nobles compagnons ?
 
Mère, vous étiez présente. Vous avez vu et nous en avons depuis conversé nombre de fois. Les Loups Rouges se rallieront-ils à l’Eliathan lorsque l’heure de la bataille finale sera venue ? Il semble que oui et cette certitude me réconforte. Je ne saurai fédérer combattants plus valeureux !
 
Lorsque le garçon se retourna, il se retrouva soudain au centre d’une agitation étourdissante, chacun voulant en savoir davantage. Heureusement, la shaïa Naharashi Elivashavitara rétablit rapidement le calme.
— Inutile de perdre davantage de temps en bavardages oiseux, traversons d’abord.
Lorelanne glissa sa menotte dans la main du garçon. Apparemment, son ressentiment oublié. Elle lui serra les doigts en lui glissant un regard de braise qui étourdit Sans-nom. Le groupe grimpa sur la large dalle unique, traversée par des vagues d’ombre et de lumière. Le vent rugissait en surgissant du gouffre. Instinctivement, ils traversèrent, serrés les uns contre les autres, les yeux rivés sur les brumes qui stagnaient à proximité. Alors qu’ils posaient le pied sur le sol herbu de l’autre bord, heureux de s’en être sortis à si bon compte, des silhouettes se dessinèrent entre les rideaux mouvants. Puis une dizaine d’hommes, armés de lances d’une longueur impressionnante, surgirent de la Frontière.  
La Fille des Vents courut à leur rencontre en riant.
— Vous n’avez rien à craindre, ce sont des frontaliers. Ils viennent pour nous secourir.
Les guerriers portaient de chaudes pelisses d’un blanc immaculé et des bonnets en cuir durci. Ils n’étaient pas armés. Certains s’appuyaient sur de longues cannes en bois, habilement ciselées. Lorelanne se jeta au cou de l’un d’entre eux sous le regard étonné de ses compagnons de route. Une fois les effusions terminées, elle se retourna dans leur direction et leur fit signe de s’approcher. Sans-nom détaillait les montagnards avec curiosité. Ils étaient trapus, athlétiques, arboraient de généreuses moustaches retombantes. Leurs traits étaient fins et volontaires. Leurs cheveux clairs cascadaient, libres et bouclés. L’homme dont la fille des Vents tenait la main paraissait le plus âgé. Une profonde cicatrice lui tranchait la pommette gauche. Son regard d’acier avait la froide limpidité des lacs de haute montagne.
Il les salua d’un simple hochement de tête, les dévisageant tour à tour.
— Mon Père, le Pasteuris Dhat Longtoin, le présenta la jeune Damoiselle, non sans fierté. Le Vieil Homme de la Montagne l’a informé de notre présence dans le lat-Arhin. Ils nous cherchaient pour nous mener à Dhat-Avalone. C’est grâce à Lome que nous avons pu franchir la déchirure qui protège la Terre des brumes.
Elie s’adressa au Pasteuris dans cette langue inusitée, rocailleuse, pour le remercier. Ce dernier lui répondit brièvement. Ensuite, sans plus de formalités, il les invita à s’enfoncer dans le brouillard. Les frontaliers surveillaient avec nervosité les flancs de la gorge. Encouragée par la jeune Damoiselle, ils pénétrèrent dans les brumes glacées qui gelèrent immédiatement la moindre parcelle de peau découverte. Mais ils n’eurent guère le temps de s’en soucier. Les Vents hurlèrent autour d’eux puis le sol se déroba sous leurs pieds.
 
Allongé au sommet d’un rocher, Magyar-Vehr assista à la rencontre des fuyards avec les Loups Rouges du lat-Arhin. Pour sa part, il se réjouissait secrètement que le fameux flair de ces redoutables prédateurs leur fasse finalement défaut en ce qui le concernait. Jusque-là, il n’avait pas été inquiété. L’apparente soumission des Loups Rouges envers le démon le laissa pantois. Il s’attendait à assister à un combat féroce, à voir plusieurs d’entre eux périr sous les crocs des sauvages créatures. Au contraire, Elie et ses amis gagnèrent sains et saufs les brumes avant d’y disparaitre.
Devait-il s’y aventurer également ? Son regard dériva jusqu’à la faille. Magyar-Vehr se redressa d’un bond, estomaqué. Le pont avait disparu. Un long moment, il refusa l’évidence, l’esprit embrouillé. Une fois encore, le Fol se pencha sur son épaule. Le Néogrine le gardait à l’œil depuis l’incident de la Passe. C’était lui/elle qui avait écarté les dangers de sa route. Manipuler ce pauvre diable, un jeu d’enfant pour le Dieu fantasque. Offrir une once de courage à un couard, distiller quelques gouttes d’intelligence au creux d’un esprit sénile, d’une facilité affligeante. Puis le Fol renvoya le laquais à son maitre. Il/elle avait choisi ce pitoyable messager pour informer le Négus Shéhoshar de la destination de l’Eliathan. Libre au Premier-né, ensuite, d’agir à sa guise.
Ainsi, selon une étrange logique, la Flamme Blanche veillait-elle à maintenir l’Equilibre coûte que coûte !        

 Chapitre vingt-sept : La Toile.
 
Emergeant du sommeil, Sans-nom s’étira comme un bienheureux. Vêtu d’une courte chemise à la douceur étonnante, il reposait sur un matelas de plumes douillet, sous un monceau de couvertures de laine. Il se laissait bercer par la moiteur des draps, savourait la quiétude de l’instant. Dans les hauteurs de la demeure de Maîtresse Livéal, le lit occupait plus de la moitié de la chambre. Le mobilier était restreint à une commode, richement peinte de motifs floraux, et à un tabouret en bois. Des patères accueillaient des tenues festives et plusieurs manteaux. L’Eliathan soupira de contentement.
Quatorze jours déjà qu’il vivait à Dhat Avalone une sorte d’intermède oisif. Il sauta sur le plancher de bois ciré et, pieds nus, gagna le rideau en cuir. L’enfant d’Yrathiel repoussa l’étroit ventail aux petits carreaux de verre teintés. Il s’avança sur le balcon protégé par un garde-corps ouvragé. Puis il demeura immobile, aveuglé par la lumière diurne et giflé par les vents dévalant des cimes qui dominaient la vallée. Une fois de plus, l’émotion le submergea devant la beauté sauvage du paysage. La cité s’étendait sur les deux versants d’une vallée encaissée, au centre de laquelle scintillait une rivière impétueuse dont le nom lui était pratiquement imprononçable.
Il ne se lassait pas de contempler l’enchevêtrement des demeures aux nombreux étages et aux toits de petites tuiles en bois, extrêmement pentus. Des loges étroites garnissaient les façades dont les enduits entre les colonnades étaient peints de couleurs vives et joyeuses, surchargées de décors extravagants. Dhat Avalone comptait plus d’un millier de foyers, cernée par la forêt dense, dominée par les crêtes enneigées des Thielvériles.
Un instant, son regard s’arrêta sur le dôme conique qui abritait l’arène. A son avis, l’étrange édifice détonnait par la sobriété de son architecture. Ventru, d’un jaune orangé délavé, surmonté d’une flèche argentée qui pourfendait le plafond bas des nuages. Certes l’ensemble possédait une majesté terriblement intimidante. Jusque-là, même si la curiosité le poussait à approcher du sanctuaire, il ne pouvait y pénétrer. Après tout, il n’était qu’un simple Nohr-dhat, un étranger au Pays des brumes. Les montagnards se montraient courtois, sans plus. Lui et ses compagnons étaient seulement tolérés dans la cité, par la volonté de Lole et de la Damoiselle. A cette pensée, l’enfant soupira. Empêtrés dans leurs Traditions, les humains ne manquaient jamais de le décevoir.
 
Rapidement, Sans-nom rentra dans la chambre. Il se frotta le corps, frigorifié. Mais, pour rien au monde, il n’aurait renoncé à ce rituel instauré depuis le premier jour. Malgré la méfiance de ses hôtes, le garçon ne s’était jamais senti autant en sécurité depuis qu’il avait quitté les boisées de Brye.
Les Vents furieux se saisirent d’eux dès qu’ils pénétrèrent les Brumes. En un court instant, ils les menèrent jusqu’aux portes de Celle qui garde le Sud. A l’intérieur des Couloirs, il perdit brusquement tous ses sens. Seule une pensée, chétive, subsistait. Absente la sensation d’exister, évaporés les moindres repères, les brumes du Premier, qu’en ces lieux on nommait familièrement Lole, vous réduisaient à une simple étincelle, un fragment de conscience. De la Frontière, il ne se souvenait que des lacis d’ombres et… des Vents. Une aventure exaltante qui avait été appréciée moyennement par ses compagnons. Il s’assit sur le lit, souriant intérieurement au souvenir du visage blême de Tibelvan. Le grand rouquin s’était juré ne pas réitérer l’expérience de sitôt. Malgré l’insistance du Ser ardevaingt, il refusa de partager son vécu. Pourtant il fallut bien, six jours plus tard, qu’il se livre de nouveau aux artifices du Vieil Homme de la Montagne afin de quitter le Pays des brumes.
Tib s’en été allé, Sigismond également. Ces derniers n’appréciaient que modérément l’hospitalité suspicieuse des montagnards. Très vite, ils s’aperçurent que leur qualité d’hommes des Baronnies les stigmatisait aux yeux des Dhats. Dès le second jour, le Ser Ardevaingt évoqua son départ au grand dam de Sans-nom qui appréciait beaucoup la compagnie du petit homme au nez pointu. Celui-ci esquivait la Shaïa Naharashi Elivashavitara. Ses efforts amusaient beaucoup l’Eliathan sans qu’il en recherche les raisons. Finalement, il acceptait les étranges manières du Shumiet. Puisque Bonne Amie n’y trouvait rien à redire, il s’était promis de respecter les zones d’ombres qui entouraient le proscrit. Ainsi lorsque Tib l’avertit qu’ils quitteraient ensemble le Pays des brumes avant les premiers frimas, il essaya de cacher au mieux sa déception.
Quant au benjamin du Sieur Gallard, lui aussi avait bien changé. Les différentes péripéties dans l’Entre-mondes l’avaient éprouvé. De leur complicité d’autrefois subsistaient d’agréables souvenirs, des serments indéfectibles, une chaude amitié que les épreuves endurées ne réussirent pas à écorner. Seulement, souvent, Tibelvan se montrait absent et rêveur. A l’évidence, la disparition du vart Lido Muliris le marquait profondément. Mais il y avait plus que cela. Comme si quelqu’un ou quelque chose s’insinuait entre eux et lui dérobait une part de son ami d’enfance. La perspective de devoir demeurer les trois longs mois de la Saisons des Tempêtes calfeutrés à Dhat Avalone expliquait également leur départ précipité. Tibelvan comptait rejoindre au plutôt Massilia au bord de l’Océan. Pour Sigismond, comme à son habitude, il restait très évasif sur ses destinations futures.
— N’importe où plutôt que dans ce pays de rabat-joie, affirma-t-il en préparant ses affaires. Les femmes d’ici ne sont guère commodes, mon garçon !
Et il lui adressa un clin d’œil complice qui rendit le Tisseur mal à l’aise.
 Sans-nom savoura cette seconde traversée des Lisières avec encore plus de délices. Il se livra sans retenue aucune aux chants de la multitude des zéphirs, tourbillons et autres aquilons qui vinrent le visiter. A l’écart, cinq Dhats préparaient un chariot. Silencieux, ils attelaient deux lémoids placides et transbordaient de lourdes barriques et des coffres ventrus à l’arrière. Ils s’étaient rendu à la limite des Terres Mortes, au pied du lat-Arhin, sur la rive droite de la Salèze qu’ils projetaient de longer pour atteindre le Tarad. Sur les conseils d’Elie, ils prévoyaient de rallier Ly Olvoïs, à la frange d’Opham. Hors de question de traverser les Terres Mortes et d’approcher de trop près de Port-Salut, ni de fouler à nouveau l’ahlt-Farleg des Gris. Cette route paraissait la moins périlleuse. L’impatience des voyageurs écourta les adieux. Seulement cette histoire des sept soi-disant Compagnons de l’Eliathan contrariait le garçon. Comment Tibelvan pouvait-il se laisser circonvenir par la petite Mère des Clans, Naharashi Elivashavitara, jusqu’à participer à une fable aussi saugrenue ? Il n’en revenait pas. Sans-nom avait protesté et exprimé des craintes pour son ami. Mais ses récriminations ne firent que renforcer la décision de ce dernier. Tibelvan avait même paradé durant plusieurs minutes dans son nouvel habit tout neuf, en caressant les liserés d’argent, la mine réjouie. Une véritable parure de seigneur.
— Tu ferais mieux d’endosser ton manteau si tu ne veux pas abimer ces beaux atours. Promets-moi de ne pas les exhiber à la moindre occasion. Ils risquent de te compliquer la vie. Crois-moi, j’en sais quelque chose. Le Porteur d’espoirs n’est pas le bienvenu partout, loin de là.
Sans-nom lorgnait en particulier la poitrine du jeune hercule sur laquelle se pavanaient une feuille de chêne, brodée au fil de soie, au côté d’un dragon stylisé qui crachait des flammes. Cette nouvelle lubie de la shaïa du troisième Clan plaisait à ses compagnons. L’emblème du Porteur d’espoirs ! comme s’il avait besoin, lui l’enfant perdu d’Yrathiel, de telles armoiries. Les porter attirerait une somme d’ennuis. C’est ce que redoutait l’Eliathan mais, apparemment, il était bien le seul à s’en soucier.
— Ne t’inquiète pas pour moi, petit, rien ne m’arrivera. Je rentre à la maison.
— Pourquoi si vite ?
Tibelvan le fixa droit dans les yeux. Son visage se ferma. Il sembla le transpercer, regarder par-delà la réalité une destination de lui seul connue.
— Parce que tu n’as pas besoin de mon aide, Sans-nom. Tu te débrouilles bien tout seul et tu as, à présent, plein de nouveaux amis prêts à marcher à tes côtés. L’océan me manque pour tout te dire. – Il leva les yeux vers les cimes lointaines embrumées. – Je ne suis pas de ce bois-là. Lido a bien essayé de m’apprendre à tenir une épée. Mais ma route m’entraine ailleurs. Mon père a raison. Je te laisse à tes montagnes. Si tu as l’occasion, passe me voir à Massilia.
Sans-nom sentit ses yeux s’embuer et sa gorge se serrer. A peine réunis et déjà séparés ! Il reconnaissait le bienfondé des arguments de son ami d’enfance mais il se sentait désemparé à l’idée de le perdre de nouveau. Ils se serrèrent dans les bras l’un de l’autre, dissimulant mal leur émotion.
— Point de chagrin, mon cher Eliathan, je veillerai à ce qu’il ne lui arrive rien de fâcheux ! Nos guides s’impatientent et il me tarde de prendre la route.
Le Ser Sigismond Ardevaingt affichait un sourire radieux, un rien moqueur. Il frappa l’épaule du rouquin qui relâcha son étreinte.
— Merci Sigismond, je sais que je peux compter sur ta vigilance ! Prenez soin de vous deux !
— Compagnon, nous nous reverrons bientôt, j’en suis persuadé. Allons, Sieur Gallard, l’aventure n’attend pas !
Et ils s’éloignèrent au pas lent de l’attelage, sans se retourner.
 
Je n’imaginais pas alors les tragiques évènements qui jalonneraient la route de Tib avant d’atteindre Massilia, la Libre Cité, ni par quel désastreux hasard, Sigismond viendrait à mon secours, une fois de plus. Mère, je comprends que vous teniez à respecter à la lettre le mythe du Porteur d’espoirs afin que nous accomplissions son Destin. Mais est-il nécessaire de mettre en danger la vie de ceux que j’aime !
 
A l’évocation de ce souvenir, Sans-nom soupira une fois encore, le cœur lourd. Certes, la mère de Lorelanne, Maîtresse Livéal, avait accueilli les voyageurs avec une extrême gentillesse. Elle était même au petit soin pour le protégé de sa fille depuis que cette dernière avait brossé un pathétique tableau de son enfance en Yrathiel puis en forêt de Brye. Qu’il soit orphelin paraissait profondément troubler cette adorable Dame. Elle lui ouvrit son invraisemblable demeure composée d’une multitude de salles, d’étages, d’alcôves et de retraits, et d’un lacis imbriqué d’escaliers vertigineux, sans aucune réticence. Ce qui n’était pas le cas de la plupart des montagnards qui se montraient distants, voire franchement hostiles en sa présence.
Pourquoi supporter ce nouvel ostracisme ? Parce qu’Elie en avait décidé ainsi !
La petite Mère des clans prétendait qu’il s’apitoyait trop sur son sort. Facile à dire, elle n’était pas à sa place, la blâma-t-il intérieurement. Demain, après les cérémonies, de toute manière, il se retrouverait vraiment seul. Une fois encore. A leur tour, Elie, Shana et Yvan partiraient pour Rhoda, une forteresse perdue aux confins d’un désert, loin vers l’ouest. Le garçon avait bien évoqué l’éventualité de les accompagner mais il se heurta à un ferme refus de la part de la petite Mère.
— Pour l’instant, ta place demeure ici, mon enfant, parmi les fidèles de Lole. Nous nous retrouverons ensuite, aie confiance dans les Devenirs. Et souviens-toi des paroles du Pourfendeur : « Celui qui porte l’espoir mènera les peuples réunis là où résident les Dieux Bienveillants des Temps Heureux. » Tu dois convaincre les Pasteuris des quatre cités de te suivre sur cette voie périlleuse. Voilà pourquoi tes pas te mènent jusqu’à eux !
— Mais cette tâche est trop ardue. Je ne sais même pas moi-même comment atteindre les Portes de Thiel !
— Cela viendra en son temps. Ne renonce pas avant d’avoir essayé, ce n’est pas ce que nous t’avons enseigné, tes maîtres et moi. Eh, je n’ai jamais prétendu que ce serait aisée. Tes ennemis sont nombreux. Certains se cachent encore dans l’ombre, attendant leur heure.
— Pour la majorité des montagnards, je ne suis qu’un étranger dont ils se méfient, sans doute avec raison. A les écouter, ceux du dehors ne leur ont apporté que misère et douleurs.
— Alors ce sera à toi de changer cet état ? Lorelanne t’y aidera. Tu ne voudrais pas chagriner notre adorable petite Damoiselle, hein, mon Sans-nom…
Il se retrouva sans voix devant ce sourire éclatant et le ton acidulé qu’elle employait fréquemment à son égard. La Mère des Clans était présente chaque jour, le pressant de questions sur ses différentes pérégrinations. Sa curiosité paraissait insatiable et elle savait se montrer exigeante lorsqu’il devenait un peu confus. Peu d’omissions lui échappaient. Toutefois il se gardait bien d’aborder certains sujets. Et la Fille des Vents était l’un d’eux. Depuis son arrivée à Dhat Avalone, il ne l’avait entrevue qu’à trois reprises, et de façon trop fugace à son goût. Ils n’avaient échangé que quelques banalités. Un vrai crève-cœur.

Allongé sur le dos, les yeux fixés au plafond composé de caissons colorés, il en était presque venu à regretter les heures passées ensemble dans la vastitude des Terres Mortes. Il se laissa peu à peu sombrer au creux d’une bienfaisante somnolence. Sans-nom aurait pu retrouver le Mystic dans ses appartements mais Yvan n’était pas d’une compagnie très agréable. Et la Femme grise le suivait comme son ombre. Shana Landis intimidait l’adolescent. Elle était si belle et si triste, comme résignée à subir une fatalité qu’elle se refusait à combattre. Il s’était confié à la Mère des Clans à propos du Mal qui rongeait le Mystic. Pourtant cette dernière ne parut pas inquiète, seulement agacée qu’il puisse l’importuner à ce sujet.
— Ne t’en fais pas pour ces deux-là, avait-elle rétorqué comme il insistait, ils finiront par obtenir ce qu’ils recherchent sans le savoir vraiment. Le Peuple Gris est ainsi malheureusement. Il aime à souffrir mille tourments.
— Mais Yvan va-t-il échapper au mal qui le ronge ? C’est pour le soigner que vous l’accompagnez à Rhoda, n’est-ce pas ? Là-bas, les Matriarches vous aideront à le guérir.
Tous deux étaient installés dans une grande salle aux murs lambrissés, peints d’azur et d’étoiles d’or. Des lanternes répandaient une clarté fluctuante sur les divans et les sofas soyeux, les tapis épais, les vases garnis de fleurs blanches. Un feu ronflait dans l’âtre d’une profonde cheminée au linteau en bois sculpté. Elie s’avança jusqu’à lui et lui saisit les mains. Maternelle jusqu’au bout des ongles.
— Le Mystic Mondolini ne périra pas du poison du Groll si c’est ce que tu veux savoir. Son Destin est à Rhoda et je ferai tout mon possible pour qu’il s’accomplisse. Shana m’y aidera. Il y a du sang des Fey-varts d’Antan en elle, le sais-tu ? Non. Sa grand-mère maternelle chevauchait au côté de Gilgerad.
— Une guerrière des Premiers Ages ?
— Elle n’en a pas encore conscience mais il se peut que nous assistions au retour des belles Porteuses de la Lame auprès de nos Protecteurs. Il est grand temps que cet Interdit du Pourfendeur soit lui aussi aboli !
Sans-nom fronça des sourcils sans répondre cette fois.
— Et si je demandais au Pasteuris de me confier le Bâton de Pouvoir que les frontaliers ont rapporté hier des Terres Mortes ? J’aurai besoin de toutes les aides possibles pour réussir à accomplir ma mission, vous ne croyez pas ?
— Hum, très mauvais choix. Un Bâton de Pouvoir n’est pas un jouet à mettre entre les mains d’un non-initié. Et puis, il ne te procurerait que des ennuis comme à son ancien propriétaire. Aujourd’hui, il n’y a que les Rats ignorants pour oser manipuler ces antiques reliques. Les artefacts ne sont pas de simples objets comme tu as pu t’en rendre compte toi-même en éveillant la flûte d’Elyssandre. Ils possèdent… « une âme » dirons-nous, un fluide vital qui les rend corruptible au contact de mauvaises personnes. Leur magie s’en trouve alors pervertie. Rien de bon ne peut, hélas, advenir d’une telle union.
— Mais l’Eliathan attirera à lui des Puissances qui l’aideront à franchir les obstacles, c’est vous-même qui me l’avez certifié.
— Hors de question, tu m’entends ! Pour ouvrir les Portes de Thiel, tu auras en effet besoin des aides les plus improbables et inattendues. Et elles se présenteront à toi sans que tu aies à les rechercher. Tu dois te défier de toute tentation. Surtout ne cède pas à la facilité.
— On voit bien qu’il ne s’agit pas de vous, morigéna le garçon, la mine renfrognée.
Elie l’attira à elle et caressa les mèches rebelles.
— Les Dieux en ont décidé ainsi. Nous ne pouvons pas nous soustraire à leur diktat. Oublie le Bâton de Pouvoir, le Pasteuris refuserait de toute manière de te le confier. Plus vite il sera envoyé au Val de Lune et plus vite nous n’aurons rien à craindre de sa malveillance. Le Vieil Homme de la Montagne saura en prendre soin. 

On frappa discrètement à la porte puis le battant de bois s’entrouvrit.
— Je t’y prends à rêvasser alors que les cérémonies vont bientôt commencer. Mon garçon, debout… et plus vite que ça. Nous n’avons pas de temps à perdre et plein de choses à faire auparavant.
La shaïa Naharashi Elivashavitara attrapa le pantalon et la chemise qui pendaient à une patère et elle les envoya sur le lit. Sans-nom se redressa brusquement, les yeux écarquillés. Puis il bascula en arrière, sur les coudes, et secoua la tête en bougonnant comme un malheureux.
— Elie, elles ne débuteront qu’à la quatorzième heure. Et je n’aime pas l’idée de parader devant les habitants de Dhat-Avalone. Si on pouvait…
— N’y songe même pas. Cet après-midi sera un moment très important pour la Fille des Vents. Tu ne voudrais pas lui gâcher sa fête ; elle a insisté pour que nous soyons tous réunis… et nous y serons, crois-moi. Devrais-je t’y mener par le col !
Il se leva en se grattant les cheveux, signe chez lui de contrariété. Elie s’assit sur le bord du lit. Elle lissa les plis de sa robe en laine dont le col, rigide, était garni d’une myriade de perles. Par-dessus, elle portait le traditionnel mantelet sans manches, immaculé, brodé de petites fleurs, qu’elle affectionnait tant.
— Lorelanne n’aura pas la partie facile, tantôt, murmura-t-elle. Le Pasteuris n’est pas décidé à lui pardonner sa petite incartade dans le monde du dehors et, même s’il adore sa fille unique, il risque de ne guère apprécier son choix cette fois.
— Son choix ? questionna Sans-nom en décrochant un pourpoint vert-olive.
Elie redressa la tête. Il put lire sur le visage poupin une surprise non feinte, ce qui l’intrigua davantage. Il boucla les lacets de l’habit cintré avec une lenteur exagérée.
— Si notre Fille des Vents est revenue à Dhat-Avalone, c’est qu’elle a achevé sa Quête de Larhal’Dhat’Malh. Elle en rendra compte dans quelques heures à la population de la cité réunie. C’est la tradition chez les futures Maîtresses.
— Ah, ça ! Personne n’a voulu me révéler en quoi elle consistait, cette fameuse quête. Sigismond s’est contenté de ricaner bêtement et Lanne évitait le sujet comme un brûlot. C’est à n’y rien comprendre. Qu’est-elle allée chercher hors du Pays des Brumes de si important pour y risquer sa vie ?
— Assieds-toi près de moi, mon enfant. Il est peut-être temps que quelqu’un t’informe des Traditions du Peuple des Brumes. – Sans-nom obtempéra. Elle glissa un bras dans son dos puis le colla contre elle avec douceur. Elle parlait à voix basse, sans lui laisser l’occasion de l’interrompre. - Comme tu as dû t’en apercevoir depuis que nous sommes arrivés, cette communauté fonctionne selon le principe d’un partage qui leur est propre. Les hommes protègent la cité et le domaine de Lole, pratiquent le commerce entre les quatre vallées et avec l’extérieur, exploitent la montagne. Les femmes organisent la Cité. Elles sont les Maitresses de l’Intérieur et sont secondées dans cette noble tâche par les Shashanes. Chacun des rôles est parfaitement établi depuis une éternité, le Premier y a pourvu.
— Hum, hum ! Maîtresse Livéal régente la maisonnée avec bienveillance mais aussi fermeté. Elle a un cœur d’or. Je ne connais personne qui oserait élever la voix en sa présence.
Elie rit franchement en le serrant contre lui.
— Oh que oui, et même le Pasteuris Dhat Longtoin évite de la contredire en ce domaine.
— Mais et cette Quête qu’a entreprise Lorelanne ?
— Ne sois pas si pressé, j’y arrive. Il est de tradition que les jeunes gens se voient désigner un promis ou une promise lors de leur quinzième anniversaire. Généralement, ce n’est qu’une formalité entre les vallées et les hameaux dans la montagne, parfois des alliances politiques entre les quatre cités. Même si de nombreuses rivalités persistent entre elles. Rarement, il arrive qu’un d’entre eux entreprenne sa propre Quête afin de trouver l’âme-sœur à travers le vaste monde. Ainsi régit la Quête de Larhal’Dhat’Malh.
— Alors Lorelanne a choisi son promis, constata-t-il, non sans une petite pointe de regret dans la voix.
Soudain il lui sembla que le monde autour de lui perdait de ses couleurs.