Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret Cinq : Les Terres Mortes.
 
Chapitre vingt-sept : La Toile (2).
 
Les bains se situaient dans les soubassements de la maison aux multiples recoins. L’heure qui suivit le mit au supplice, livré à deux servantes qui ne lui laissèrent pas une seule seconde de répits pour repenser aux révélations d’Elie et s’épancher avec amertume. Lorsqu’il fut propre comme un sou neuf, l’épiderme à vif, fleurant bon le pin et la bruyère, une seconde séance aussi éprouvante l’attendait sous le regard d’une matrone peu amène à écouter ses jérémiades. Il se plia donc de mauvaise grâce à un habillage en règle. Il découvrit avec effarement la multiplication des étoffes à endosser. Vers la fin de la dixième heure, la shaïa Naharashi Elivashavitara le rejoignit dans la petite antichambre cossue, aux murs aveugles, recouverts de tentures colorées. Une lanterne éternelle, don du Vieil Homme de la Montagne, trônait au centre de la pièce, haute comme un garçonnet de cinq cycles, les faces triangulaires rougeoyantes d’un feu joyeux.
— Mère, geignit le garçon dès qu’il l’aperçut, est-ce vraiment nécessaire ? J’ai l’air déguisé dans cet accoutrement. Après tout, je ne serai qu’un figurant à la fête. Pourquoi m’infliger un tel calvaire ?
— Mon cher, il va falloir t’y habituer. Etre l’Eliathan ne consiste pas uniquement à vagabonder au gré du vent comme un sauvage dans les Terres Mortes. Tu vas rapidement t’apercevoir que cela implique de nombreuses contraintes, des tonnes de civilités astreignantes.
Elle gloussa devant son dépit affiché puis elle plissa des yeux, tourna plusieurs fois autour de lui et inspecta chaque détail vestimentaire avec une cruelle malice. Sans-nom restait immobile dans une pose assez ridicule. Bras écarté du corps, raide comme un piquet, l’air affreusement malheureux. Ses cheveux indisciplinés tirés en arrière et noués à la manière des Gris sous la nuque. Sous un pourpoint somptueux sans col, il portait une chemise écarlate dont on apercevait la fine dentelle, un pantalon moulant et de hautes bottes à larges rabats fourrés. Les avant- bras étaient protégés par des canons en cuir cloutés et une large ceinture lui enserrait la taille. Un bonnet rond, cramoisi, penchait sur le côté droit de son visage. Le médaillon du Maître-dragon se détachait clairement sur les rayures blanches et prune du pourpoint. Comble du raffinement, Elie insista pour qu’il endosse une lourde cape, longue et bordée d’hermine, lacée sur le devant. Les manches, trop longues, le mettaient en difficulté. Sous l’imposante vêture, il étouffait. Son épiderme approchait de la teinte de l’étoffe.
— Parfait ! si tu y mets un peu du tien, cela conviendra pour l’occasion. Les Dhats ne sont pas très raffinés mais ils apprécieront cet effort vestimentaire. Redresse-toi, voyons. Marche un peu… plus lentement… menton haut. Mon garçon, nous n’y arriverons jamais. Veux-tu bien abandonner cet air de chien battu. Ils attendent l’Eliathan, le maître-dragon de Galadorm, celui qui leur a ramené leur enfant chérie saine et sauve.
— Pour ce que cela me rapporte, marmonna le garçon en s’exécutant avec un sourire crispé.
La Matriarche fit semblant de ne point entendre. Elle frappa dans les mains pour détourner son attention. Ensuite elle l’entraina dans un étroit corridor qui décrivait des méandres et s’ouvrait sur de nombreuses pièces obscures. Les murs étaient recouverts de marqueteries peintes. Des listels ajourés couraient à la limite du plafond bas. Le garçon suivait sans un mot.
— Avant que nous ne rejoignions nos amis pour nous rendre dans l’arène, j’ai quelqu’un à te présenter. Il tenait absolument à te rencontrer car, malheureusement, il ne sera pas des nôtres aux Festivités.
Elle le poussa par une porte basse dans une alcôve capitonnée de vert. Dans la pénombre, un vieillard sommeillait sur une haute chaire sculptée de motifs sylvestres. Immensément âgé, le visage en longueur sillonné d’une infinité de rides, aussi décharné qu’un parchemin. Les cheveux, la barbe abondante d’un blanc immaculé. Un large manteau de laine grise recouvrait son corps. Quand l’inconnu ouvrit les yeux, Sans-nom ne put retenir un hoquet de surprise. Des yeux d’une éternelle jeunesse. D’un bleu vif, ils le scrutèrent avec une incroyable acuité.
La voix n’était qu’un zéphir mais assurée, amusée et curieuse. Le garçon n’eut aucun mal à reconnaître l’étrange personnage. Dans un coin de son esprit, il nota également qu’il n’y avait dans la pièce aucune lanterne. Pourtant le vieillard brillait d’une auréole accueillante qui réchauffait le cœur et apaisait l’âme.
— Voilà notre Eliathan, Seigneur, s’exclama la shaïa Naharashi Elivashavitara, sur un ton révérencieux.
— Je t’en remercie, Mère des Clans. Mon garçon, approche.
Sans-nom s’avança jusqu’au siège monumental. Le regard azur le détaillait avec insistance mais il se sentait en confiance, comme lorsqu’il se trouvait en compagnie de la Dame de la Ronde des Arbres.
— Vous êtes le Vieil Homme de la Montagne, n’est-ce pas ? parvint-il à dire pour briser le silence. - Il rabattit ses manches sur les bras en souriant timidement. - Lorelanne m’a beaucoup parlé de vous. Elle vous aime énormément.
— En effet ! appelle-moi Lole, c’est ainsi que mes Dhats me nomment. Cette petite m’est précieuse, Eliathan. Comme tous les natifs de mes chères Montagnes. J’espère que tu les protègeras lorsque l’heure de l’Exode sera venue.
— Les protéger ? Moi ?  Si je le puis, je le ferai. Je vous le promets, Seigneur Premier.
Amusé, le regard d’azur le quitta pour se porter vers la Mère des Clans, demeurée en arrière. Ils échangèrent en silence un contentement manifeste.
— Il me plait cet enfant !
Puis il reporta son attention sur Sans-nom qui, soudain, fronça les sourcils. Il cherchait dans sa mémoire un souvenir lointain, du temps d’un bonheur passé.
— C’est vous, s’exclama-t-il, qui nous avez permis de franchir la gorge dans l’ahlt- Farleg !
— As-tu admiré ma création ? Et j’ai chargé Luhan et ses frères de veiller sur vous durant votre longue marche. Tu ne t’es pas fait que des alliés parmi les Protecteurs. Le Premier Clan te souhaite la malemort, la Sagesse Glashahadi en particulier.
Ses yeux brillaient d’une petite lueur mutine. Il ricana dans sa barbe en la caressant avec douceur. Sans-nom haussa les épaules. Il n’avait que faire de cette maudite mégère.
— Je ne l’aime pas non plus. Elle pervertit tout ce qu’elle approche, croyez-moi.
— Elle est dangereuse. Son influence s’étend bien au-delà du Premier Clan. Mes Vents m’ont averti que des Assassils parcouraient le plateau depuis Tolvege à votre recherche. Méfie-toi d’elle.
— Nous sommes en sécurité à présent. Et les Dieux Inconstants protègent l’Eliathan. Le Néogrine est venu à ma rescousse par deux fois depuis mon départ de Brye. Et vous-même, vous êtes intervenu pour me guider jusqu’aux Lisières, n’est-ce pas ?
— Comment peux-tu être certain que je ne prépare pas quelque odieuse traitrise ?
— Oh, vous n’êtes pas de ceux-là. En posant le pied sur le pont, il m’a semblé reconnaître une résonnance familière mais, sur le moment, je n’y ai pas prêté attention. Nous venions de croiser la route de la meute et l’opportunité de rejoindre la Frontière tombait à pic. Vous êtes l’un des Régisseurs des Dieux, demeurés parmi nous après leur départ, dans le but de préserver ce monde de la venue des Autres. J’ai passé mon enfance auprès de l’une des vôtres en Forêt de Brye. Nous l’appelons la Dame de la Ronde des Arbres. Son empreinte imprègne l’Ether de la même manière, du moins il me semble.
Un large sourire barra le visage fripé, lui offrant une nouvelle jeunesse.
—  Cette chère Elyssandre. Que devient-elle, dis-moi ?
Sans-nom ne put dissimuler la peine que l’évocation de cette dernière lui procurait. Il baissa la tête.
— Elle nous a quittés le dernier soir de l’Appel et… depuis, tout va de travers. J’ai dû fuir Brye à la recherche d’un asile sûr où les séides de Ghaisus ne pourraient m’atteindre. J’aurais aimé qu’elle m’accompagne.
Le Premier caressa le bois lustré de l’accoudoir, visiblement embarrassé par l’abattement de son visiteur.
— Je suis vraiment désolé que tu le prennes ainsi. Si Elyssandre a gagné l’autre bord, c’est qu’elle estimait avoir achevé sa tâche. Dis-moi, t’a-t-elle confié… non, ce n’est pas le moment. Nous aurons tout le temps plus tard. C’est sans doute déroutant à tes yeux mais nous ne sommes que les humbles participants d’une comédie qui a débuté il y a bien des éons avec la maladresse de quelques-uns. Nous ne pouvons hélas réparer les torts de ces insensés, seulement en adoucir les effets dévastateurs.
Sans-nom ne comprenait goutte à tout ce charabia. En ce jour de festivités, l’indulgence du garçon ne résista pas longtemps à la rancœur qui couvait en lui depuis une certaine annonce, plutôt dans la matinée. Il releva les épaules. Sa voix se gonfla de reproches. Ce gentil vieillard avait beau être l’un des immortels des Temps d’Avant, il n’en était pas moins lui aussi responsable des déboires qui l’accablaient depuis la disparition de Tyrson.
— Moi, je n’ai rien demandé à personne ! Vous tous, vous vous ingéniez à me coller sur le dos un destin bien trop lourd pour un enfant d’Yrathiel. Choisissez quelqu’un d’autre : un Protecteur gris ou un seigneur des baronnies. Et pourquoi ne pas endosser, vous-même, cette responsabilité à ma place ? Vous vous y prendriez sûrement cent fois mieux ! Un Premier saurait comment réunir les peuples et les mener jusqu’à l’autre bord sans perdre la vie d’un seul innocent. Vous, ils vous écouteraient sans tergiverser ni vous chercher querelle. La Dame de la Ronde des Arbres est partie alors que j’avais besoin d’elle… elle m’a … abandonné ! Et vous, vous ferez pareil, hein, une fois je ne sais quel labeur accompli.
Il parla dans un souffle et ils l’écoutèrent sans broncher. Toute la peine, toute l’aigreur retenue de ces dernières quaines ne demandaient qu’à s’épancher. Lorsqu’il s’arrêta, soudain conscient d’avoir peut-être blessé son auditoire par son injuste harangue, Elie esquissa un geste. Mais un léger signe de la main du Premier la retint. Cyriens souriait toujours avec cette bonhommie bienveillante qui soulageait la souffrance.
— Jadis un enfant est né en Yrathiel qui est parvenu, malgré son jeune âge, à échapper aux griffes de Ghaisus, l’enfant-dieu déchu, puis à celles de nombreux ennemis lancés à ses trousses. Il a réveillé l’âme des Gris qui l’ont nommé Eliathan, le Porteur d’espoirs.
— Avant de l’accuser de forfaiture !
— A Galadorm, celui-ci s’est vu attribuer l’honorable distinction de Maitre-dragon, tombée en désuétude depuis la disparition des Seigneurs des Airs. Et le voici devant nous qui décline ces honneurs et ces titres ! Loué sois-tu, jeune Sans-nom, nous ne pouvions espérer champion plus grand ni plus digne de porter le titre d’Eliathan que toi.
Sans-nom soupira ostensiblement et grimaça. Elie réprima un sourire.
— Je pourrais refuser ce fardeau et m’enfuir ?
— Par le passé, quatre champions ont foulé le sol de ce monde. Il était alors si vaste qu’une vie entière ne suffisait pas à le parcourir. L’un était un illustre Protecteur Gris, deux autres des guerriers vénérés de leurs concitoyens. Pourtant, ils ont échoué, affligeant de nouvelles blessures à la terre qu’ils étaient censés protéger. De nombreux prétendants se sont levés entre temps, qui aspiraient à endosser l’habit du Porteur d’espoirs. Ils n’ont connu que mort ou affliction. Nous ne choisissons pas notre destinée, mon garçon, car elle s’amuse de nos aspirations et de nos désirs. En quittant ta cité marine, tu as déclenché des mécanismes qui pourraient, enfin, offrir aux races survivantes un dessein à leur détresse. Nul doute que tu es l’un d’entre eux ! Elle te poursuivra où que tu ailles. Elle t’a choisi ! Et plutôt tu accepteras cette évidence, plus vite se réalisera l’espérance esquissée.
— Vous m’aiderez alors ?
— Telle est bien mon intention. Dans la mesure de mes pouvoirs. Mais avant, j’aimerais que nous fassions plus ample connaissance. Promets-moi de te rendre au Val de Lune. J’ai entendu dire que tu projetais de visiter mes chères cités.
— En effet, dès le retour des Temps Calmes. Elie veut que je convainque les Pasteuris à quitter les Thielvériles.
Il réfléchit quelques minutes puis : « Promis, je viendrais, acquiesça spontanément Sans-nom. »
— Une promesse ne peut se rompre sans attirer sur soi les foudres des Inconstants. Souviens t’en le moment venu. Pour te guider, je t’enverrai un messager. Et tu le suivras. Sans aucune réserve. Ne proteste pas. On m’a mis en garde, il semblerait que tu ne sois pas toujours très… conciliant. Je suis bien heureux de t’avoir rencontré en ce jour de réjouissances. Pardonne-moi de te retenir ainsi alors que tes amis attendent ta venue. Je sais que cette journée est très importante pour la communauté de Dhat-Avalone. Je ne voudrais pas t’en priver.
Résigné, Sans-nom baissa la tête, étonnamment calme après son écart. Il porta la main à hauteur du cœur à la manière des Gris. La présence du Premier éloignait les sombres pensées qui l’accablaient depuis le début de la journée.
— J’attendrai un signe de votre part, Vieil Homme. Avec impatience.
Lole se pencha légèrement en avant. Alors sa voix s’habilla de mystères. Ses yeux bleus pétillaient d’une jubilation déconcertante.
— Oh, un dernier conseil, fils d’Yrathiel. Mes Vents m’ont vanté tes mérites, ce dont ils ne sont pas coutumiers quand il est question des humains. Si le besoin s’en fait sentir, appelle-les à la rescousse. Souviens-toi, l’esprit domine toujours la force, non le contraire.
Sur ces dernières paroles sibyllines, le Vieil Homme de la Montagne sombra à nouveau dans la somnolence. Elie tira son élève par la manche et, à pas feutrés, ils quittèrent l’alcôve. Avant que la porte ne se referme, le garçon glissa un dernier coup d’œil derrière lui. La pièce était obscure et vide.
— Qu’a-t-il voulu dire par l’esprit règne sur la force ? 
Ils remontaient l’interminable couloir, enchainaient les coudes, descentes et montées, sans rencontrer âme qui vive. Des lanternes éternelles pendaient au bout de suspensions en métal emboitées dans le mur et dispensaient une douce luminosité à leur approche pour s’éteindre derrière eux.
— Rien qui ne doivent te mettre martel en tête. Tu sais, Cyriens devient un peu gâteux avec le temps. Une solitude prolongée dans les hauteurs des Thielvériles ne vous arrange pas forcément les méninges. Pense plutôt à te montrer à la hauteur des évènements dans les heures qui viennent. Il est indispensable que les Dhats voient en toi le Champion des Races Libres.
— Pour qu’ils acceptent de me suivre lorsque la Cinquième Vague dévastera leurs vallées. Qu’ils combattent ceux du Blanc Pays et meurent au nom des chimères que je suis censé leur vendre.
Il s’était arrêté, les sourcils froncés et les poings sur les hanches. D’un geste brusque, il tenta de rejeter en arrière le bonnet qui s’affaissait un peu plus. Elie le contempla en silence quelques instants. Une lueur de satisfaction brillait dans son regard.
— Exactement ! « Il appellera les peuples à lui pour leur montrer la Voie jusqu’à Thiel. Ceux qui refuseront de le croire périront sous les coups du Blanc Pays. » Tu vois, moi aussi, je peux citer le Pourfendeur quand il me sied.
— Je ne saurai, Mère, mentir aux Pasteuris…
— Qui te parle de mentir ? L’Espoir se sème et se cultive, mon enfant, autant que l’Amour et la Haine. Tu apprendras à travers les épreuves. D’ailleurs, tu ne t’en es pas si mal sorti depuis Brye.
— J’ai eu de la chance, objecta Sans-nom avec fatalité.
— Cela fait partie du jeu, Porteur d’espoirs. Ton ouvrage ne fait que commencer. As-tu réfléchi à ma demande ? La Saison des tempêtes est d’un ennui mortel dans cette région. Me raconter par le menu toutes tes aventures pourrait nous faire gagner un temps précieux. Sans rien omettre de ce que tu as vécu depuis tes premiers pas en Yr’At’Thiel, c’est capital.
 
Je devinais derrière cette requête d’obscures raisons que vous désiriez alors me dissimuler pour ne pas fausser la véracité de mon récit. Le blizzard et la neige me clouent dans cette cité pour plusieurs quaines encore. Les Dhats s’accommodent de ces rudes conditions d’existence mais, moi, j’ai besoin du vent sur mon visage. Les grands espaces me manquent. Heureusement Lorelanne est là ! Ma sœur-âme, comment ai-je pu douter un instant ?
 
— Maintenant pressons-nous, on nous attend.  
En effet, dans un grand hall, décoré de fresques champêtres, un comité d’Hommes Gris piétinait d’impatience. Douze d’entre eux revêtaient l’armure dorée des Protecteurs d’antan, coiffés de casques grimaçants qui enserraient de leurs crocs les joues blafardes. Les redoutables khannas leur barraient le dos. Ils étaient silencieux, attentifs au moindre écho que leur renvoyait l’immense demeure. Leur taille impressionnante et la force brutale, guerrière, qui s’en dégageait avaient fait fuir la domesticité qui hantait habituellement le rez-de-chaussée. Le treizième était le plus grand d’entre eux. Un bandeau arborant les trois Pierres de Vie lui ceignait le front. Lui revêtait la combinaison bariolée des Voyageurs même si, au-dessus de son épaule, surgissait la garde au pommeau orné d’une perle unique, laiteuse, d’une lame célèbre parmi les siens, celle d’Elia, le Père Fondateur du troisième Clan.
Lorsqu’Elie et Sans-nom poussèrent l’une des quatre portes qui permettaient d’accéder à la vaste rotonde, éclairée par d’étroites fenêtres aux petits carreaux teintés, les guerriers des Clans se figèrent. Tous les regards convergèrent vers l’enfant d’Yr’At’Thiel. Le Mystic Mondolini s’avança à leur rencontre. Dans un serrement de cœur, Sans-nom entrevit le voile de douleur et de tristesse qui ne le quittait plus désormais. Le garçon aurait aimé aider son ami si seulement ce dernier lui permettait de partager son tourment. Mais l’Homme Gris déjouait chacune de ses tentatives avec obstination.
- Necyg e gio, Acoegres ! – Puis Yvan poursuivit de sa voix rauque en langage commun. – Ces braves du quinzième Clan viennent d’Orsand pour escorter notre chère Elie lors de son voyage. Ils nous accompagneront jusqu’à Rhoda.
Le garçon affronta les regards d’aigle des guerriers. A son grand étonnement, ces derniers mirent un genou au sol en retirant leur casque au panache de feu et inclinèrent la tête pour le saluer. Sa gorge se serra brusquement. Il n’osa faire le moindre geste de peur de les froisser. Mondolini sentit son embarras et poursuivit les présentations.
— Premier Vart Eloi Longtin, Vart Chargy Torrès, …
A l’annonce de leur nom, les Hommes Gris se redressaient et prononçaient la phrase rituelle : « Mihgayh j’Anmioh, da ga necya ! » « Porteur d’espoirs, je te salue ! », puis ils s’effaçaient pour laisser la place à un compagnon d’arme. Cela dura un temps exagérément long pour le garçon. A l’annonce du dernier patronyme, ses joues brûlaient d’embarras. Il glissa un rapide coup d’œil vers Elie qui s’amusait beaucoup. Comment diable devait-il se comporter ensuite ? Le silence s’éternisa. Les guerriers fixaient sur lui des regards interrogateurs.
— Paix sur vous, Hommes des Batailles et sur vos Familles. Que votre Clan reçoive ma gratitude pour l’aide que vous apportez à mes amis en cette époque troublée.
Il se tut, anxieux des effets produits par ces paroles. Les guerriers sourirent entre eux et hochèrent la tête en signe d’approbation. Celui qu’Yvan avait désigné comme le chef de la petite troupe, Eloi Longtin, confirma cette impression favorable.
— Tu nous as rendu notre honneur, Eliathan, et nos chères lames-sœurs. Nous marcherons à tes côtés, là où tu voudras bien nous guider.
— Et ce sera pour rallier la nouvelle Terre des Dieux Inconstants. Alors les Gris retrouveront la place qui leur revient de droit, celle de Protecteurs de Thiel.
— Voilà qui est justement parlé, Porteur d’espoirs, intervint la Matriarche en se glissant au côté de Sans-nom. Vart Longtin, vous escorterez l’Eliathan jusqu’à l’Arène et vous veillerez sur lui. Que nul ne l’importune ni ne le provoque de quelque manière que ce soit, m’entendez-vous. Le Pasteuris accepte à ce que les Protecteurs conservent leurs khannas à l’intérieur de Dhat Avalone alors évitez toutefois de les brandir mal à propos !
Le vart inclina la tête en se frappant la poitrine du poing. Alors, satisfaite, la shaïa s’éloigna de trois pas en compagnie d’Yvan et de Sans-nom.
— A présent, Sans-nom, l’heure est venue d’impressionner les Dhats. Nous comptons sur toi mais, cette fois, pas de dragon ni aucun tissage de ton cru. Ces hommes rudes ne sont pas amateurs de tours de passe-passe. Au contraire, tu attiserais le ressentiment général. Tout va bien se passer si tu y mets du tien.
— Et si nous partions ensemble pour Orsand, dès maintenant. Ce n’est pas ma journée mais celle de la Fille des Vents. Je n’ai pas envie d’y assister ni de lui voler la vedette.
Le visage poupon de la mère se nimba d’une drôle de manière. Elle lui caressa la joue, ajusta une dernière fois sa vêture puis lui murmura à l’oreille : « En es-tu vraiment certain ? Ne te fie pas autant aux apparences, Porteur d’espoirs. L’aurais-tu perdu tout à coup ? »
Et elle s’éloigna, le laissant encore plus perplexe et inquiet.
 
Une foule débonnaire encombrait l’étroite rue pavée qui conduisait à l’Arène, construite à l’extrémité nord de la vallée. Les hautes maisons pyramidales s’étageaient sur des hauteurs effarantes, les plongeant dans une ombre perpétuelle que balayaient des risées glaciales. Bientôt il deviendrait pratiquement impossible de se déplacer à l’extérieur. La neige et le froid cruel règneraient en maîtres intraitables sur Dhat-Avalone. Alors se rouvrirait le lacis des voies souterraines qui reliaient entre elles les demeures et permettaient à ses citoyens d’aller et venir en sécurité durant les trois longs mois de la Saison des Tempêtes. Sans-nom observait avec curiosité les groupes qu’il croisait, engoncés dans des pelisses claires, ornées de morceaux de laine de couleur, d’épaisses bottes fourrées aux pieds, la tête recouverte d’un bonnet en fourrure enveloppant le front et la nuque, attaché sous le menton. A son côté marchait le Mystic Mondolini. Les guerriers des Clans formaient une impressionnante escorte. La foule s’entrouvrait vivement devant eux sans qu’ils aient à ralentir l’allure. L’enfant d’Yrathiel sentait peser sur lui les regards sévères ou curieux des fils de Lole.
Puis l’arène s’imposa à eux. Ils attaquaient un raidillon aux pavés rendus glissants par les intempéries de la veille quand il découvrit l’imposant édifice. Sa base était oblongue, peinte d’un jaune terne sans la moindre fioriture, loin du foisonnement qui recouvrait les façades avoisinantes. Un dôme conique la coiffait et descendait presque au ras du sol, aménageant un espace protégé des outrages climatiques. La foule encombrait ses abords pierrées. Avec quelques difficultés, le petit groupe parvint jusqu’à l’arche d’entrée. Là les attendait un homme que Sans-nom croisait souvent dans la demeure de Maîtresse Livéal, le propre frère du Pasteuris. Il cumulait les fonctions de Conseiller Privé, de Gardien des Coutumes et de Capitaine de la Garde Civile. Des charges que le garçon avait bien du mal à définir. La société du Peuple des Brumes lui apparaissait chaque jour plus complexe, diantrement hermétique pour des yeux de l’extérieur.
— Bienvenus dans la Maison de Lole, claironna le Dhat Diltoin d’une voix chaude. - Il utilisait la Langue Commune avec une aisance peu habituelle parmi le Peuple des Brumes. - Le Pasteuris m’a chargé de vous mener jusqu’à lui. Les Cérémonies ne devraient plus tarder.
Le montagnard leur fit signe de le suivre. Ils s’écartèrent de la foule pour emprunter un couloir étroit. La chaleur ambiante ne cessait d’augmenter. Lorsqu’il émergea à l’intérieur du Dôme, Sans-nom avait détaché sa cape et retiré le bonnet rond. Il ouvrit de grands yeux ébahis devant la magnificence du lieu. Une piste ovale en occupait le centre, recouverte par un sable à la blancheur presque immaculée, qui scintillait par endroit. Des soubassements en briques orangées s’élevaient sur une quinzaine de pieds. Aux deux extrémités de l’arène, ils formaient des demi-cercles distants d’à peine une toise, qui se faisaient face. L’un ombré de nuit, l’autre d’une pâleur laiteuse. Des loges somptueuses en occupaient l’espace, meublées de larges fauteuils, de hautes chaires et de tables basses surchargées de victuailles et de flacons. De part et d’autre, des gradins divisés en quartiers bordés d’escaliers. La foule s’installait à l’instant sur les bancs de bois. Les femmes s’asseyaient dans la section à la blancheur crayeuse. Quant aux hommes, ils envahissaient les gradins aux reflets ténébreux. Sans-nom n’aperçut aucun enfant, seulement quelques adolescents, peu nombreux. Mais ce qui focalisa davantage l’attention du garçon se trouvait loin au-dessus de sa tête. Le vaste dôme était partagé en une multitude de caissons constitués de compartiments colorés aux teintes fluctuantes de l’azur. Aux poutres et aux solives pendaient une infinité de lanternes éternelles qui embrasaient l’intérieur de l’immense construction.
— Les Dhats sont de sacrés bâtisseurs. Comment avez-vous réussi un tel prodige architectural ? Je ne vois ni arcs ni colonnes ni piliers d’aucune sorte.
Le vart Eloi Longtin contemplait, lui aussi, la coupole avec un ravissement bruyant. Le Conseiller sourit en se tournant vers lui et désigna de la main les loges et les gradins qui bourdonnaient de vie.
— Le mérite n’en revient pas à mon peuple, hélas, je le crains. Jadis nous étions des nomades et non des bâtisseurs. Dhat Avalone et les trois autres cités majeures sont l’œuvre de Lole, notre bienfaiteur. Et vous êtes ici dans sa Maison.
— Tout de même, souligna l’Homme Gris quand le Conseiller Diltoin se fut détourné pour s’avancer vers la partie masculine de l’édifice, un sacré bonhomme que ce Lole. Même si c’est un Premier des Temps Anciens, il nous serait d’un grand secours pour remonter les murs d’Orsand.

A cet instant, ils furent rejoints par plusieurs montagnards, le Pasteuris en tête. Le père de la Fille des Vents revêtait une tunique somptueuse, parsemée de brillants, sous une courte cape d’hermine aux larges manches fendues. Il esquissa un léger sourire mais sans plus. Sans-nom savait de lui que c’était un homme rude à l’image du pays qui abritait son peuple mais juste et apprécié de tous. Jusque-là, il ne l’avait pas rencontré. Sans doute, ce dernier le considérait-il comme personne négligeable, insignifiante, en dépits des dénégations d’Elie. Quatre Dhats l’accompagnaient, en grande tenue d’apparat, la moustache insolente. Sans-nom connaissait trois d’entre eux. Le quatrième, un jeune homme d’une vingtaine de cycles, l’intrigua immédiatement. Trapu, dégageant une force insolente, il possédait quelque chose de familier dans son allure assurée, la ligne tranchée de son visage, que le garçon n’arrivait pas à préciser. Seulement lorsque leurs regards se croisèrent, une colère virulente enflamma les yeux sombres. Sans-nom reporta son attention sur le père de Lorelanne, désappointé par l’attitude hostile de l’inconnu. Après s’être entretenu quelques instants à voix basse avec Yvan et son frère, le Pasteuris s’avança au centre de la piste, à égale distance des deux podiums. Il leva les bras en tournant sur lui-même. Ce simple geste imposa le silence à la multitude, soudain attentive.
— Peuple de Dhat Avalone, remercions Lole, notre bien aimé berger. Adressons-lui nos plus sincères hommages.
Il se recueillit de longues minutes les mains jointes, la tête basse, dans un silence de sépulcre. Sans-nom retint sa respiration de peur de briser l’impressionnante communion.
— Peuple de Dhat Avalone, ma fille chérie, Lorelanne, a accompli sa Quête de Larhal’Dhat’Malh loin de nos vallées en dépits de mes recommandations. En ce jour glorieux, elle désire partager avec vous la joie de son retour.
Quelques rires ponctuèrent cette annonce. Chacun connaissait par le menu les relations épineuses qui existaient entre le Pasteuris et la jeune damoiselle au caractère bien trempé. L’épisode malheureux de la place de Parrès où elle faussa compagnie à son frère Pavel entretenait nombre de conversations au sein de la cité. Le Dhat Longtoin les ignora. Il se tourna vers la Porte pâle, reflet de la Porte sombre, qui séparait les deux ensembles de gradins. Sans-nom sentit son courage s’évanouir. Il esquissa deux pas en retrait, se heurtant aux Hommes Gris qui lui jetèrent des regards étonnés. Comme il aurait aimé disparaitre, être ailleurs, n’importe où sauf en cet endroit, alors qu’une délégation féminine s’avançait à présent vers eux, une Lorelanne exubérante en tête.
Il la dévora des yeux. Son cœur se mit à saigner. Comme elle était belle en cet instant, la Fille des Vents ! Elle rayonnait d’un bonheur sans tache. Une fine résille, rehaussée de minuscules diamants, domestiquait l’opulente chevelure auburn. Elle portait une robe longue, cousue de fils d’or et d’argent, au corsage court. Plusieurs rangées de perles scintillaient à son cou. Elle avançait d’un pas conquérant. Dans quelques instants, elle révèlera l’identité de l’élu de son cœur, songea désespérément le garçon et… rien ne saura plus comme avant.
— Kya g’ehhoxa-g’oc, pis epo ? (Que t’arrive-t-il, mon ami ?)
Yvan s’était glissé près de lui. Discrètement, il le soutenait. Sans son aide, Sans-nom se serait sûrement effondré. Il ne sentait plus de vigueur dans ses jambes. Il parla à voix basse, la mort dans l’âme. Des larmes pointèrent mais il s’accrocha à cette poigne amicale, ferma les yeux, écouta le souffle du millier de vies qui l’environnaient.
— Da xiyjheon jonmeheogha ! (Je voudrais disparaître.)
— Siyn s’as exisn men ca jhiog, Acoegres. Sigha gelra s’ang gahposaa. (Nous n’en avons pas le droit, Eliathan. Notre tâche n’est pas terminée.)
Surpris, Sans-nom ouvrit les yeux. Le géant, accroupi, lui murmurait à l’oreille. Un instant, il partagea l’étrange nimbe qui ne le quittait plus. Il s’en trouva ragaillardi. Il suivit des yeux son regard et comprit la peine qui transparaissait dans ses paroles. Là-bas, auprès de la Fille des Vents et de Maîtresse Livéal, derrière la shaïa Naharashi Elivashavitara qu’accompagnait une grande femme maigre toute de bleu vêtue, marchait Shana Landis, magnifique guerrière dans un costume de velours adamantin résolument masculin. Une khanna pointait derrière son épaule gauche. Sans-nom réalisa alors que les Hommes Gris étaient les seuls à arborer leurs armes ouvertement dans l’arène, un véritable privilège. Et qu’il voyait pour la première fois une Femme Grise la porter ouvertement. Elie n’était pas étrangère à cette hardiesse.
Il dodelina de la tête, serra les poings et reporta son attention sur la scène qui se jouait au centre de la piste. Avec une grâce féline, Lorelanne salua son père qui, pour la première fois, perdit un peu de sa froide impassibilité. Puis elle virevolta en agitant une main fine, gantée de dentelle, vers la foule conquise. Maîtresse Livéal saisit le bras de son époux. Une nouvelle fois, le garçon admira la ténébreuse beauté de cette femme souveraine. Enserrée dans un écrin de velours noir, la première dame de la Maisonnée Longtoin dégageait une autorité indéniable. Sa beauté s’épanouissait merveilleusement là où sa fille unique n’en était encore qu’à ses premières aurores.
Grâce à la magie de Lole, la voix fluette de la Fille des Vents s’envola jusqu’aux plus lointains bancs de bois, se confia en aparté à chaque spectateur des gradins du crépuscule et à chaque spectatrice des gradins de l’aurore dans une chaleureuse intimité. Elle s’adressait à ses parents et à tous à la fois car les Dhats étaient plus qu’un peuple. Une seule et unique famille dont Sans-nom se sentit exclu, lui le trouble-fête, l’enfant perdu d’Yr’At’Thiel. A ses yeux, la preuve flagrante en était l’indifférence affichée par son amie depuis leur arrivée. A peine l’avait-il croisée pour échanger quelques platitudes !
Il fixa la damoiselle avec une rancœur grandissante. Son visage se crispa lentement. Comment pouvait-elle lui faire cela ? Après ce qu’ils avaient vécu dans les Terres Mortes, après qu’il lui eut sauvé la vie à deux reprises. Il en oubliait l’épisode d’Esorit. Mais point de regrets, l’heure était à la colère. Ainsi il n’écouta pas la Fille des Vents conter les péripéties de sa Quête. Et ne prit pas conscience des regards insistants qui se portaient sur lui, ni des Gris qui s’écartaient silencieusement. Sans-nom ruminait son chagrin.
« Quand tu auras terminé de te comporter comme un sale petit égoïste, tu pourras peut-être revenir parmi nous ! »
A l’intérieur de sa bulle tempêtueuse, l’apostrophe de la Matriarche le fit sursauter. Heureusement la voix ne résonnait que pour lui-seul. Pourtant, à cet instant, tous avaient les yeux fixés sur lui. Lorelanne, la première. Le regard de la jeune fille d’abord stupéfait devint soudain suppliant. La boule au fond de la gorge de l’Eliathan se durcit. Il se mit à trembler comme une feuille. Que lui voulait-on encore ?
« Qu’attends-tu pour lui tendre les bras, nigaud ? »
Elie accourait une nouvelle fois à son secours. L’assistance le fusillait du regard. Yvan souriait étrangement. Alors l’enfant d’Yr’At’Thiel fit la seule chose qui lui paraissait sensé : suivre le conseil de la petite Mère. Il esquissa un pas, ouvrit les bras et tenta un sourire timide. Cela suffit. La Fille des Vents se précipita vers lui dans une explosion d’allégresse. Des cornes résonnèrent sous la coupole, étouffant cris et acclamations. Mais Sans-nom ne les entendit pas. Il serrait contre lui le corps vibrant, chaud et merveilleusement vivant, s’enivrant de son parfum. Dans un souffle, il crut percevoir un lointain, très lointain frémissement qui parcourut l’Ether. Une voix familière lui murmurait : « Sois heureux, mon fils. »

Puis l’instant de félicité prit fin. Lorelanne s’écarta avec grâce. A présent, elle le couvait d’un regard assurément possessif. La Fille des Vents l’entraina vers ses parents.
— Père, je ne connais d’âme plus pure et de cœur plus noble. Je t’implore de l’accueillir au sein de notre Famille. Mère, voici celui avec qui je désire partager mon existence, mon âme-cœur devant Lole, notre Père à tous. Qu’il devienne votre fils et reçoive votre amour.
Alors d’une voix forte où perçait l’émotion, le Pasteuris Longtoin prit à témoin ses concitoyens comme l’exigeait la coutume en pareille occasion. Son visage buriné, barré d’une cicatrice, s’adoucit d’un amour infini.
— Si tel est ton désir, mon enfant ! si ce garçon accepte l’engagement indéfectible, qui demeurera, même par-delà la mort, alors qu’il en soit ainsi. Que cette noble assemblée soit témoin de votre serment éternel ! Lole, entends la parole de tes fils…
— Non, père ! Vous ne pouvez accueillir le Nohr-dhat au sein de notre communauté sans qu’il nous apporte une preuve de sa valeur.
Un brouhaha indescriptible suivit l’intervention du jeune homme à la mine familière. Il s’était glissé entre le Pasteuris et les deux promis sans que personne ne le remarque. Le visage convulsé de rage toisait Sans-nom avec un dégout évident. Il pointa du doigt le garçon et lança d’une voix claironnante à l’auditoire pétrifiée.
— Je ne laisserai pas accomplir une telle perfidie. Moi, Pavel, fils du Pasteuris Longtoin, je te défie, Nohr-daht, de me rejoindre sur la toile. Que chacun puisse juger en ce lieu sacré si tu es digne de devenir l’un des nôtres.
— Pavel !
La voix haute perchée de Lorelanne vibrait dangereusement.
— Ma petite sœur n’a sûrement pas été trop difficile à séduire. Une âme enflammée qui n’aspire qu’à entendre de belles paroles creuses mais qu’en sera-t-il de notre peuple ?   
Pavel ricanait en couvant sa sœur d’un air revanchard. Soudain Sans-nom craignit que cette dernière ne se jette à la gorge du trouble-fête mais Lorelanne s’adressa à ses parents. Ses yeux imploraient leur soutien. Elle se tordait les mains. Avant même que le Pasteuris ne prenne la parole, dans un silence à couper au couteau, le Mystic Mondolini intervint posément.
— Maître Longtoin, Maîtresse Livéal, notre Eliathan ne se bat pas comme un vulgaire chiffonnier pour régler un différend d’ordre familial. Permettez-moi de me proclamer son champion et de donner la leçon qu’il mérite à ce paltoquet.
Sans-nom retint sa respiration. Son cœur battait très fort. Affronter le frère de Lorelanne, il ne se faisait guère d’illusion quant à l’issue d’un tel combat. Même s’il ignorait ce que le rencontrer sur la Toile pouvait bien signifier. Le Pasteuris salua la proposition de l’Homme Gris d’un froid acquiescement du buste. A ses côtés, Lorelanne et sa mère dévisageaient Sans-nom qui sentit le sol se dérober sous ses pieds. Dans le regard de la Damoiselle, il lut comme une attente exaltée. Elle n’espérait tout de même pas qu’il accepte la confrontation… 
« Si, songea-t-il soudain avec stupeur, et elle ne me laisse pas le choix. »
— Votre proposition vous honore, Mystic Mondolini. Nous savons combien ce garçon vous est précieux mais il n’est pas en mon pouvoir d’interférer dans le choix du combattant. Je n’approuve en rien le tempérament impétueux de mon ainé, sachez-le, Porteur d’espoirs. Ce n’est pas ainsi que nous nous comportons habituellement avec nos invités – Sa voix frémissait d’une colère froide et contenue. – mais le défi doit être relevé. Telle est notre Loi.
— Père, …
— Silence, ma fille, cette affaire relève du Domaine des Hommes de Dhat-Avalone. Alors, Sans-nom, que décidez-vous ?
Troublé, le garçon les regarda tour à tour. Imperceptiblement, Elie opina de la tête mais se garda bien d’intervenir. Shana Landis et les varts du quinzième Clan l’entourèrent, hérissés, prêts à tirer leur Khanna et à l’extraire de la coupole s’il sollicitait leur aide. Puis il s’arrêta sur son accusateur. Le garçon était plus vieux que lui, et habitué aux rixes de toute évidence. Il faisait une tête de plus, le corps osseux, les épaules larges. De longues moustaches torsadées prouvaient qu’il soignait sa personne. Ses yeux foncés brillaient d’un amusement railleur qui emporta la décision et les laissa tous pantois. Sans-nom saisit le Mystic par le bras.
— Ce ne sera pas utile, Yvan. Je combattrai selon les traditions du Pays des brumes.
— Voilà qui est sagement parlé, conclut le Pasteuris, apparemment soulagé. - Sa décision parut contenter l’assistance. Sans-nom se sentit soudain très seul. - Que l’on prépare la Toile. Quant à vous deux, allez-vous équiper. Votre duel débutera les Festivités.
Autour d’eux s’élevaient des brides de conversations exaltées. Sans-nom se hérissa comme un coq lorsque la Fille des Vents le rejoignit et lui souffla quelques mots avant d’accompagner les Dames qui s’éloignaient en direction des loges.

Plus tard, assis sur un banc dans l’étroite cellule aveugle, à l’austérité spartiate, il attendait l’heure fatidique avec résignation. Les paroles de la promise résonnaient, impitoyables, à son oreille. Comme le présage de futurs ennuis.
— Ne me déçois pas !
Que voulait-elle lui dire ? Comme si la jeune fille pensait pertinemment qu’il pouvait triompher de son accusateur. On lui avait fait revêtir un simple pantalon bouffant, les pieds nus, et une tunique ornée de deux bandes verticales, attachée avec une ceinture. Il conservait les canons en cuir cloutés qui protégeaient ses avant-bras et observait, dubitatif, le râtelier qui lui faisait face. La galla était une canne de marche utilisée quotidiennement par les montagnards dans leurs pérégrinations sur les sentes des Thielvériles. Celles qu’il découvrait rangées avec soin lui paraissaient subtilement différentes. Bien que d’une longueur analogue, un peu moins de trois pieds en moyenne, le bâton en bois de châtaignier était plus épais, certains sculptés, d’autres gainés de cuir, quelques-uns incrustés de brillants. Les pommeaux en argent ou en ambre se déclinaient de la simple boule à des formes plus élaborées. Certaines représentaient des têtes humaines ou animales. A l’autre extrémité des cannes, un embout en métal, en forme de pique. Les plus longs mesuraient près d’un pouce.
Sans-nom soupira en se prenant la tête entre les mains. Il n’avait aucune idée de la manière d’utiliser cette nouvelle arme. Et il n’avait pas le temps d’apprendre. Il marcha jusqu’au râtelier, caressa les pommeaux du bout des doigts. Ils se figèrent sur la tête d’un dragon stylisé. Sans-nom jongla quelques minutes avec le long bâton décoré d’un simple filet de nacre sur sa longueur. La canne était d’une trompeuse légèreté. De plus, elle épousait parfaitement le creux de sa paume. Soudain il se sentit rassuré. Il voyait en la présence du seigneur des airs comme une promesse de bon augure. A cet instant, des pas approchèrent de la tenture qui isolait la pièce. Rapidement, il regagna le banc en tenant serré contre lui cette nouvelle alliée.
L’homme qui entra était la copie conforme du Pasteuris Longtoin, en plus jeune. Sans-nom le connaissait pour l’avoir rencontré à de nombreuses reprises. Le frontalier lui sourit en s’asseyant à son tour.
— Je suis vraiment désolé par la conduite de Pavel, ami Sans-nom, car c’est habituellement une bonne nature, un peu près du bonnet certes, mais un gentil garçon tout de même. Seulement Lorelanne n’aurait pas dû blesser à ce point son orgueil. Il se croit obligé de se venger aux yeux de ses camarades et de notre famille, tu m’en vois navré.
— Je sais, reconnut le garçon dépité. J’aurais aimé qu’il choisisse un autre exutoire à sa colère.
— C’est que les premiers temps de son retour ont été plutôt difficiles. Père ne lui a pas pardonné d’avoir laissé notre sœur lui filer entre les doigts. C’est elle qu’il veut atteindre à travers toi. As-tu déjà manié une de nos gallas ?
Sans-nom contempla l’objet qu’il tenait sur ses cuisses. Il en caressa la surface lisse avant de répondre.
— Le Porteur d’espoirs n’est pas un guerrier. Il n’a pas la prétention d’en devenir un. Autrefois j’ai eu un maître des Arts Combattants mais le pauvre n’a réussi qu’à m’enseigner quelques bases. Toutefois je possède certains talents de Tisseur dont Pavel pourrait bien souffrir.
Maryn se détendit en arrière et le jaugea du regard. Sans-nom décida finalement qu’il aimait bien le frère cadet de Lorelanne.
— Je n’en doute pas. Pourtant je te mets en garde. Les Shashanes enseignent aux jeunes frontaliers plusieurs sorts mineurs destinés à se défendre des misérables de l’Extérieur. Même si leurs connaissances n’égalent pas celles des Matriarches du Peuple Gris, Pavel n’est pas sans ressources si tu comptes utiliser tes dons de Tisseur. Et les Dhats n’apprécieront pas forcément que tu esquives le combat. Mon peuple admire la force, la puissance brute, à l’image du pays qui l’a accueilli et protégé durant tant de cencycles. En dehors de Lole, bien évidemment.
— Alors je dois me laisser battre sans aucune échappatoire.
— Si telle est la volonté du Vieil Homme. Je viens te conseiller pour que la partie soit un peu plus équilibrée et forcément plus passionnante.
— J’ai rencontré le Vieil Homme de la Montagne ce matin. Il m’a assuré que si j’en ressentais la nécessité, les Vents accouraient à mon aide. Qu’a-t-il voulu dire par là ? Je n’en ai aucune idée.
— Si Lole se soucie de toi, tu n’as rien à craindre. Nous le vénérons comme notre Père à tous. Sa Protection t’assure une porte de salut, c’est certain. Et Pavel devrait alors oublier ses griefs. Mais en attendant que Lole ne sorte de sa réserve, veux-tu bien m’écouter.
Sans-nom l’assura de sa bonne volonté. Le frontalier se saisit d’une galla à la crosse figurant une tête de loup. Puis, durant un long moment, il s’ingénia à lui enseigner quelques rudiments de combat. Il lui expliqua avec force détails les habitudes et les petites manies de son frère, les feintes qu’il prisait et les passes qui faisaient la réputation du combattant. Le garçon écoutait, concentré. Avec application, il reproduisait chaque demi-volte, les positions offrant une meilleure couverture et les engagements faits de fentes et d’esquives. A plusieurs reprises, la galla lui échappa des mains. Il poussait alors un cri de dépits mais Maryn, avec beaucoup de patience et de tact, l’encourageait à poursuivre. Peu à peu, l’Eliathan gagna en souplesse et en maîtrise.
Sans doute ferait-il illusion quelques minutes. Seulement inquiéter le montagnard qui s’entrainait depuis l’enfance, était une autre affaire. Finalement, un jeune garçon vint les chercher. Au dehors, la Toile était tendue au beau milieu de la piste de sable blanc. Le public frissonnait d’impatience. La nouvelle de leur confrontation s’était répandue comme une trainée de poudre.

Lorsque Sans-nom découvrit la Toile, il fut impressionné par l’ingéniosité de ses concepteurs. Un large tissu épais, de forme hexagonale, maintenu à une toise du sol par de robustes filins qui s’entrecroisaient jusqu’au sommet des podiums en briques. Sans-nom évalua ses chances de ne pas être éjecter de la Toile dans de trop brefs délais. Des filets étaient disposés en périphéries dont les mailles lâches tournaient en ridicule les déboires du malheureux jouteur. Deux échelles de corde pendaient jusqu’au sol. Pavel l’attendait près de l’une d’elle. Il avait le torse nu, exposant une puissante musculature noueuse. Il tenait une canne torsadée surmontée d’une énorme boule scintillante. Dès qu’il aperçut son adversaire, il grimpa lestement les échelons de corde et accéda à la Toile qui frémit à peine sous sa masse. Au premier salut, la foule l’applaudit à tout rompre. Pavel en frissonna de plaisir. L’ainé des Longtoin se tourna vers les loges des Dames. Alors il exécuta une extravagante révérence qui s’adressait exclusivement à sa petite sœur. Puis il guetta l’apparition du Nohr-dhat avec impatience. Il avait bien l’intention de s’amuser un peu au détriment de l’infortuné qui lui offrait une si flamboyante revanche.
Sans-nom évita, lui, de regarder vers les loges où il imaginait ses amis dans l’incertitude. « Ne me déçois pas ! », ces paroles prononcées à voix basse tournaient en boucle dans son esprit. Il atteignit l’échelle, grimpa en serrant les dents et se rétablit maladroitement sur la Toile. Ses pieds nus en sentaient la moindre fibre tressée. Un contact râpeux et désagréable. C’était comme marcher sur la terre fraichement retournée. Le garçon s’avança vers le centre de l’hexagone comme le lui avait recommandé le frontalier. De son côté, Pavel paradait sans apparemment tenir compte de sa présence. Les spectateurs en raffolaient. Puis, lentement, le champion de la cité se tourna vers lui. Il décrivit avec la galla de larges moulinets qui se voulaient menaçants. Exécutant à la lettre les recommandations de Maryn, Sans-nom étreignit le bâton en écartant les jambes. Il ne quittait pas son adversaire des yeux.
En réalité, le début de l’affrontement se déroula comme le prédisait le frontalier. Pavel s’avança droit sur lui en pointant la férule en métal dans sa direction. Il ne prit aucune précaution, n’échangea pas le moindre mot. Dès qu’il fut assez proche, le Dhat frappa sèchement en direction de la poitrine, pointe en avant. Sans-nom esquiva aisément d’un petit bond de côté. Feu le Gasthil serait fier de lui. Il avait bien retenu ses leçons. Il balaya l’espace avec la canne afin de chasser la longue tige en partie gainée de métal. Le contact sonna étrangement dans un silence étourdissant. Comme Pavel le pressait en pointant la canne vers différentes parties de son corps, Sans-nom détournait le danger, soufflant bruyamment. Chaque attaque avortait sans que cela ne paraisse entamer la suffisance du duelliste. Petit à petit, le couple se déplaça vers le bord de la Toile. Sans-nom demeurait sur la défensive. La Galla faisait à peu de chose près le poids d’une anni-khanna. Il effectuait les parades que lui avait apprises Yvan avec application. 
Brusquement Pavel changea de tactique. La canne pirouetta entre ses mains. Il faucha l’Eliathan à hauteur des mollets. L’énorme boule scintillante accéléra le mouvement descendant mais rata la cible. De bien peu. Sans-nom bondit, pliant les genoux. Un effort qui lui fit perdre l’équilibre. L’instant suivant, il roulait désespérément sur la surface rêche pour échapper aux coups assénés par le frère de Lorelanne. Le pommeau s’abattait comme un métronome. Il le frôlait, toujours plus proche. Le garçon se tortillait pour esquiver le coup assassin, déchainant l’hilarité générale.
Soudain, à peine plus gros qu’une orange, plusieurs globes à feu virevoltèrent autour de la tête de Pavel qui les chassa, exaspéré. Quand il touchait l’un d’eux, une petite explosion l’éclaboussait de particules aveuglantes. Alors le montagnard grognait et se protégeait du bras. Il recula de quelques pas afin de mieux anéantir les derniers globes. Sans-nom profita de ce répit pour se relever.
— Si c’est là tes seules ressources, Nohr-daht, alors il ne te reste plus qu’à invoquer la mansuétude de notre père Lole. Il est grand temps que tu tâtes l’excellence de mon bois. Apprête-toi, je vais t’envoyer rejoindre les rampants.
Le garçon s’égosillait, bombant le torse, le visage couvert de sueur. La foule l’exhortait à châtier l’étranger. Des rires, des plaisanteries douteuses fusaient ici et là et enflammaient davantage sa verve. Sans-nom fut le premier étonné par cette diversion. D’une pensée furtive, il remercia Elie. Elle seule oserait ainsi s’inviter subrepticement dans la partie. Toutefois il ne se faisait pas d’illusions. Il espérait seulement se montrer digne dans la défaite. Il bougeait lentement, les yeux fixés sur le Dhat, serrait la galla contre lui à deux mains. Les conseils de Maryn lui revinrent en mémoire.
— Il y aura un bref, un très bref instant, où tu devras attaquer. Te forcer à agir. Lorsque l’exaltation submergera mon idiot de frère. Il laisse trop facilement ses émotions le gouverner. Surveille-le et choisis bien ton moment. Alors repousse-le brutalement hors de la toile, sers-toi de ta canne comme d’un bélier. Comme cela !