Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret Cinq : Les Terres Mortes.
 
Chapitre vingt-cinq : La Passe du Lat-Arhin (2).

Elle se posa les mains contre les tempes et ferma les yeux. Sous les regards stupéfaits des Gris, la petite femme lévita à une coudée du sol. D’une voix forte, elle interpella l’invisible, un léger sourire aux lèvres.
— Sans-nom ! Sans-nom, mon petit, nous sommes là. Au sommet. Ne t’arrête pas surtout. Tes ennemis te talonnent. Toujours dans les ennuis à ce que je vois. Tu dois franchir la Passe avant eux. Ils ne pourront pas y chevaucher, la pente est trop raide. Cours mon enfant, voilà. Oui, oui, c’est moi, Elivashavitara. Bien évidemment que je suis vivante, que vas-tu inventer là ! Nous allons t’aider. Mais méfiance, la montée est périlleuse. – Elle écouta un court instant. Ses lèvres s’agitèrent comme elle poursuivait l’entretien en silence. Les autres la contemplaient, fascinés. Soudain, le visage poupin se crispa de colère. - Non ! non, je te l’interdis, tu m’entends ! Je te l’interdis !
Elle écarquilla les yeux et chuta au sol en battant des bras.
— Quel impossible garnement !
— Que vous arrive-t-il, Mère ? demanda précipitamment Tib, en l’aidant à se remettre sur pied. Elle se dégagea d’un geste sec et déversa sa colère sur le malheureux.
— Oh, vous les humains. Tu le connais mieux que moi, il n’en fait toujours qu’à sa tête.
Elle s’arrêta soudain, parut écouter une convergence lointaine, inaudible des autres membres du groupe, puis elle se précipita vers la machinerie des Gris.
— Vite, à l’abri ! C’est insensé !
Sans chercher à comprendre, Yvan, Shana et Tibelvan la suivirent derrière le socle en pierre, à une foulée du précipice. Ils se collèrent contre le pan lisse. Dans leur dos, un grondement naissant intrigua le garçon qui tenta de jeter un regard mais, d’une poigne impérieuse, la petite Mère le maintint près d’elle. Elle fronçait des sourcils d’un air si peu engageant que Tibelvan se le tint pour dit.
 
Le premier, Sigismond Ardevaingt atteignit la fissure dans l’ombre de la falaise. Elle mesurait deux toises de large au sol mais se rétrécissait rapidement en s’élevant au point que le ciel n’était qu’un filet à peine visible. Une obscurité blafarde régnait à l’intérieur, une fois le seuil franchi. La pente rude, les parois striées en de multiples endroits par le frottement des voitures. Le petit homme renifla de dépits. Il hésitait à s’y engager. Il attendit ses amis. L’instant suivant, Lorelanne arrivait auprès de lui, essoufflée, le visage rougi. Même ainsi, songea-t-il avec un étrange regret, elle est si belle. A cinq pas, Sans-nom s’était brutalement arrêté, la tête penchée en arrière. Il scrutait le sommet à peine discernable de la barrière granitique. Puis il se retourna vers les Rats, à présent des ombres fantomatiques au sein du nuage de poussière qu’ils soulevaient dans leur cavalcade endiablée.
— Ne perdons pas de temps, l’encouragea le Shumiet, allons-y ! Que lui arrive-t-il donc encore ? demanda-t-il à la jeune fille qui grimaça d’incompréhension.
L’enfant d’Yrathiel approcha en riant. Il resplendissait d’une confiance nouvelle.
— Ne me demandez pas comment je le sais, expliqua-t-il en coupant court à tout commentaire, Elie est là-haut. Elle est en vie. La Sagesse a menti ! Ma petite Mère nous attend au sommet des falaises. J’ai peine à y croire mais c’est ainsi. J’en remercie les Inconstants.
Comme ils le fixaient ébahis, il éclata d’un petit rire clair puis les poussa en avant. Lorsqu’ils franchirent le seuil de la Passe, il tissa un globe à feu à peine plus gros qu’une orange qui éclairait les lieux d’une aura marine. Il le tendit à la Fille des Vents. D’un coup, son visage revêtit une gravité qu’ils ne lui connaissaient pas. Puis il serra la main de Lorelanne entre les siennes.
— Inutile de protester, vous allez rejoindre mes amis au plus vite. Lanne, cette bataille n’est pas la vôtre, elle est mienne. Il est grand temps que l’Eliathan donne une bonne leçon à cette engeance des Fosses. Auprès de la Matriarche Naharashi Elivashavitara et du Mystic Mondolini, vous serez en sécurité. Ayez confiance.
Comme les traits adorables se plissaient sous les prémisses d’un refus prévisible, l’Eliathan se justifia comme il le put, caressant de l’extrémité des doigts la peau délicate de sa joue. Il prit un ton enjôleur.
— L’Ether m’aidera. Je t’en prie… rien ne peut arriver au Porteur d’espoirs s’il vous sait hors de danger. Ne m’oblige pas…
— Venez, Damoiselle ! Ecoutons notre bon ami pour une fois. Il a plus d’un tour dans son sac, nous pouvons nous fier à son jugement.
— Merci, Sigismond.
Sans-nom les regarda s’éloigner, le cœur serré. Avait-il raison d’agir ainsi ? Par les yeux de la Shaïa, un bref instant, il entrevit l’étendue du lat-Arhin. Alors une idée, folle sans doute mais séduisante, germa aussitôt, inspirée par des mots lus sur un feuillet rangé dans le secret de son havresac. Des mots écrits par un Homme Gris, sept cencycles auparavant. Des mots à qui il comptait donner une nouvelle résonnance. Jamais il ne s’était senti aussi confiant de la voie à prendre.
 
Ainsi certaines pièces du puzzle s’imbriquèrent une à une. J’aurai sans doute pu, Elie, en rejetant le costume de l’Eliathan, vous retrouver au sommet du lat-Arhin. Nous aurions combattu côte à côte au risque que plusieurs ne soient blessés sinon pire. Votre Sans-nom de la forêt de Brye agirait de la sorte. Du moins jadis. Mais les épreuves traversées m’ont profondément transformé. La Fille des Vents ne peut accepter l’idée que je fuis devant le danger. Alors il me reste à donner vie aux prédictions du Noble Gilgerad. Dorénavant je me dresserai, seul, face à ceux qui désirent abattre l’Espoir.

Le Tisseur s’enfonça davantage dans le passage taillé par les Hommes Gris au cours des Premiers Ages jusqu’à trouver un endroit propice. Finalement, il s’assit en tailleur face aux étendues de fleurs parcourues de risées joyeuses qu’il entrevoyait entre les deux pans de roche. Serein, il se prépara mentalement à l’affrontement. Le Façonneur de Rêves émergea au sein de la Trame. Il ouvrit de grands yeux fascinés. Autour de lui, l’Onirie déployait les fastes des premières Aubes et illuminait chaque parcelle d’artifices mirifiques. Sans-nom se noyait au sein des sphères à l’insolence éternelle. Des vagues d’émotions balayèrent certitudes et calculs. Pantois devant tant de beautés et d’enchantements, l’enfant d’Yrathiel s’émerveillait des lacis de lumières qui l’environnaient et se déployaient bien au-delà. Sans-nom exécuta en douceur le tissage, y puisant une profonde quiétude. Rien n’aurait pu le distraire. Il soigna la courbe des griffes tranchantes, la longue queue en pointe de flèche, barbelée, puis s’attacha aux reflets émeraude des écailles, ajouta quelques nuances mordorées au long du cou reptilien, s’attaqua au dessin des ailes membraneuses. Bientôt, devant la porte du Pays des Gris, un dragon de taille respectable soufflait de minces jets de vapeur blanche. L’ouvrage terminé, l’Eliathan, fidèle à sa Légende naissante, s’adressa aux audacieux qui osaient ainsi lui donner la chasse. Il parla à chacun d’eux, avec sincérité, désireux d’épargner leurs vies.
Mais pouvaient-ils seulement l’entendre !
— Passez votre chemin, serviteurs des Autres ! Retournez gémir en vos tristes demeures ! Aux pieds de vos maîtres ! Je n’ai de griefs envers aucun d’entre vous alors je vous offre de vivre ou de périr. Choisissez vite et bien. Seule la Miséricordieuse vous attend en ce lieu.
— Quelle mouche te pique, mon enfant ?
La voix familière où pointait l’exaspération s’insinua au sein du songe éveillé. Une part de lui sourit à sa venue. Il se dissocia afin de maintenir l’emprise nécessaire aux tâches en chantier.
— Ma chère Elie, je m’applique à agir ainsi que vous me l’avez enseigné. Je tiens juste à donner une petite leçon à ces scélérats. Il est grand temps que les gorgys apprennent à craindre le Porteur d’espoirs, ne pensez-vous pas ? Grand temps que la peur ne les étreigne à l’énonciation de son nom ?
— Mais tu ne peux…
— Les affronter. Qu’en savez-vous ? Le Pourfendeur a écrit : « Et le Porteur d’espoirs offrira le choix de vie à ses ennemis avant qu’advienne l’Irrémédiable. Car il se montrera charitable envers les suppôts des Autres. »
— Mais mon enfant, tu n’es pas…
—  Qui ? L’Eliathan ! Comment pouvez-vous encore en douter ? N’est-ce pas l’habit que vous désiriez tant me voir endosser ?
— Tu n’es pas encore prêt !
Il devina le profond désarroi qui agitait la Mère des Clans. Une part de lui s’en attrista. Avait-elle donc si peu foi en son élève et … en son propre jugement ?
Durant cet échange silencieux, les gorgys s’avancèrent aux abords de la Passe. Par précaution, il préféra mettre un terme à leur entretien. Sa mémoire était excellente. Les mots coulaient de sa bouche comme l’eau de la source, fidèle reflet des lignes parcourues sur les feuillets de l’Ylliad.
— « Mais lorsque l’heure viendra, l’Eliathan déchainera des pluies de feu et de roches sur les démons qui l’empêcheront de mener à bien sa mission ! »
— Où as-tu …
Il la chassa de son esprit. D’un souffle, avec fermeté. Sans-nom reporta alors son attention sur les Rats et leurs serviteurs humains. Le Référent Shitar-She et les trente-sept acolytes observaient avec méfiance le dragon. Une vague impure balaya le seigneur des airs. Elle ne rencontra qu’un exaspérant néant. Mal à l’aise, Shitar-She se contorsionnait sur la selle à dossière en penchant la tête de côté. Magyar-Vehr, l’un de ses frères de portée, chuinta à son adresse : « Pas de vie ! Pas de présence ! Pas d’âme ! Qu’est-ce que tu en penses, ma-y-She ? » L’évocation inhabituelle de leur lien de sang révélait le trouble qui agitait le groupe des télépathes face à l’impressionnant gardien. Le Référent chicota, agacé. A cet instant, les mercenaires approchèrent. Leur Djin poussa jusqu’à lui, les yeux fixés sur le dragon qui balançait la longue tête cornue de droite à gauche.
— Il n’était pas prévu, celui-là ! gronda-t-il sourdement.
Le Rat le fixa méchamment de ses petits yeux rouges. Le Toroch se renfrogna.
— Jusqu’à Galadorm, je croyais leur satanée race éteinte. Avec celui-ci, ça devient un peu trop courant de les retrouver en travers de notre route.
— Vous n’allez pas encore vous dérober. Débarrassez-moi de lui et je décuplerai vos appointements. Mais méfiance, cette horreur a quelque chose d’anormal…
Une nouvelle vague s’épuisa sans découvrir la moindre étincelle de vie où se déployer comme un chancre. Temlyn-Djin désigna trois Torochs qui tirèrent au clair leur longue lame en poussant des cris d’effraie. Ils piquèrent des deux en direction du dragon. Les fers étincelaient sous les feux célestes. Ils tourbillonnaient au-dessus de leurs crânes rasés. Le seigneur des airs se dressa sur les pattes antérieures. Son mugissement fit trembler le sol. Puis, avec une grâce pataude, il déploya ses ailes et s’éleva lentement dans les airs. Les Torochs ralentirent leur course, médusés, rendus brutalement muets par l’esquive inattendue de cet adversaire pourtant supérieurement armé.
— Il se dérobe, couina le Rat, je m’en doutais. Ce n’est qu’une illusion ! un vulgaire artifice destiné à nous ralentir. L’imposteur est un Tisseur. Cette chimère ne peut pas nous meurtrir !
Et, joignant l’action à la parole, le Référent sauta de sa monture. Il gravit les quelques toises qui le séparait de l’entrée de la Passe.
Alors trois évènements intervinrent simultanément. L’admirable tissage se volatilisa sous leurs yeux, une joyeuse fugue s’échappa de la déchirure de la roche et la voix de l’enfant d’Yr’At’Thiel, péremptoire, surgit dans l’esprit de chacun. La ritournelle légère se jouait avec désinvolture de leur effroi.
« Fuyez malheureux, il est encore temps ! Fuyez … ou bien périssez ! »

 Chapitre vingt-six : Le chant des Vents.
 
Environné par une nuée de globes à feu de la grosseur d’une tête d’épingle, ses doigts vagabondaient en liberté sur la petite flûte en métal doré que lui avait confié Vieux Saule. L’étourdissant enchainement le transportait vers d’éblouissants horizons, bien loin de la Passe et une paix sereine habitait l’Eliathan. Sans même s’en apercevoir, son souffle faiblit imperceptiblement jusqu’à s’éteindre. Pourtant la fugue poursuivait sa ronde endiablée. Stupéfait, Sans-nom observait le phénomène, étonné que l’artefact ancien qu’il tenait entre ses mains se substitue à lui afin de réaliser la prédiction du Pourfendeur, Anathan Gilgerad. L’Ether s’embrasa et dévoila des sentes que bien peu de mortels n’avaient foulées auparavant. Il découvrait la corniche à travers une multitude de reflets miroitants, la débâcle de ses ennemis et l’impitoyable sort qu’il leur destinait. Il ne ressentit aucune miséricorde. Au-dehors, une véritable tempête se déchainait sur les hauteurs désertiques du lat-Arhin. Là-haut, le moindre caillou, animé d’une vie propre, roulait, ricochait et bondissait vers l’abime. Le vacarme devint infernal. Un flot de rochers se déversa du sommet de la falaise. Des monceaux de poussière rouge masquèrent un temps la pâle lumière de cette fin d’après-midi.
- Regardez, hurla un Toroch d’une voix où perçait une indicible terreur.
- Fuyez, hommes de l’Est ! Retournez auprès de votre Empereur et des seigneurs de guerre ! Voyez le courroux du Porteur d’espoirs. Sauvez vos vies afin de porter sa parole.
 
Et Temlyn de la Tour Erig tourna casaque, poursuivi par la voix fantomatique qui louait son intelligence et lui soufflait d’étranges recommandations. Le Toroch n’entendait lui que le grondement grandissant de l’ombre qui se précipitait sur eux. Sans pitié, il labourait les flancs du lourd destrier peu habitué aux efforts violents car sa vie dépendait de cette folle équipée. Les plus hésitants des mercenaires n’eurent pas la chance d’échapper à l’avalanche qui ravagea le seuil du lat-Arhin. Les roches fracassèrent des crânes, brisèrent des souffles, engloutirent cavaliers et montures sous un vacarme dantesque. Pourtant Temlyn ne perçut rien de cela ; il poursuivit la course endiablée jusqu’à la Salèze sans se retourner une seule fois, courbé sur l’encolure du mult-liot. Il l’encourageait de la voix, des mains et des genoux, totalement tétanisé. Arrivé au bord du fleuve, l’animal refusa d’aller plus loin. Du sang s’épanchait de ses naseaux. Le corps puissant tremblait d’incoercibles convulsions. Le Toroch le caressa longuement et lui murmura à l’oreille, étonnamment calme à présent que tout danger semblait écarté. L’homme était un guerrier courageux à l’âme mystique. Lorsqu’il se redressa, Temlyn-djin jeta un regard hanté dans la direction de la falaise. Il ne put apercevoir la longue barrière granitique qu’une nébulosité rougeâtre occultait entièrement. Avec soulagement, il constata que la plupart des siens s’en étaient sortis sains et saufs. Certains présentaient quelques blessures superficielles mais rien de grav
« Ils s’en remettront, songea-t-il, mais ils garderont à jamais le souffle de l’inéducable sur leur nuque. »
Enfin Temlyn s’aperçut d’une absence déconcertante : celle des gorgys. Aucun Rat ne les accompagnait. Il observa longuement la plaine à la recherche du moindre signe de leur présence mais sans succès. Finalement, malgré l’obscurité grandissante, il donna l’ordre de traverser le fleuve. A présent, le Djin se sentait investi d’une mission qui ne pouvait attendre : informer son Empereur à Gald, la Mystique des seigneurs de guerre dans l’Est lointain, qu’une Puissance nouvelle et destructrice arpentait les terres de l’Ouest. Il n’en avait pas encore conscience mais son destin venait brusquement de changer de cap.
 
D’une main ferme, le Ser Sigismond Ardevaingt entraînait la Fille des Vents dans le large boyau que les Gris avait taillé pour parvenir à amener leurs voitures oblongues jusqu’aux hauteurs de leur Royaume. Elle marchait en silence sans lui résister mais ne cachait pas son agacement. La colère bouillait en elle ; Sans-nom l’avait écartée sans qu’elle sache s’y opposer. La jeune Damoiselle ne l’acceptait pas aussi facilement. Quand la fugue mutine les rattrapa, ils s’arrêtèrent, dressèrent l’oreille et se regardèrent interloqués. Le charme intrinsèque de la mélodie agit alors à merveille. Il dissipa les sombres nuages qui noyaient chacun d’eux. Ils seraient demeurés là, subjugués par tant de beauté, si autour d’eux ne s’annonçaient les prémisses de l’orage. Le danger qui accourait des hauteurs tira Sigismond de la transe dans laquelle la fugue l’avait plongé. Immédiatement l’Autre comprit la nature du péril. Le Shumiet saisit la fille entre ses bras et l’obligea à s’accroupir avec lui contre la paroi. Lorelanne ne résista pas, en proie au ravissement mélodique. Déjà les premières roches dévalaient la pente. Alors il lui fit un rempart de son corps. Miraculeusement aucune d’entre elles ne les percuta. Imprévisibles, elles roulaient dans un flot irrégulier mais ricochaient à un pouce d’eux contre une invisible paroi. Le souffle qui les suivait les ignora également et poursuivit sa course vers l’entrée de la gorge. Cela dura une éternité, jusqu’au moment où la musique s’interrompit brusquement et l’orage passa. Lorelanne se glissa hors de son refuge. Elle marqua un temps d’hésitation. Puis, n’y tenant plus, elle s’élança, craignant pour la vie de Sans-nom. Sigismond la regarda disparaitre sans tenter de la retenir. Il s’épousseta méticuleusement. L’Autre hésitait sur la marche à suivre. Enfin, haussant les épaules avec fatalité, le Ser Ardevaingt s’adossa à la roche et choisit d’attendre la venue de ces jeunes insensés d’humains. Nul doute qu’ils s’en sortiraient sans son aide !
Les Rats, eux, se précipitèrent vers la Passe qui s’ouvrait à une centaine de toises, une distance hélas trop importante pour qu’ils puissent l’atteindre. La masse de pierres se referma sur eux avant même qu’ils n’en aient franchi les deux tiers. Elle les plaqua au sol, réduisant les corps en hachis sanguinolents. Seuls Shitar-She et le frère de portée, Magyar-Vehr, parvinrent à en franchir l’entrée. Ensemble, ils échappèrent au déluge de roches, enveloppés par les roulis de poussière rouge qui les firent éructer et tousser à tout va. Ils demeurèrent immobiles un long moment puis s’enfoncèrent dans la passe où régnait une obscurité totale. Qu’importe ! les petits yeux rouges et chassieux y voyaient comme en plein jour, mieux peut-être. Quelques roches dévalaient la pente qu’ils évitèrent aisément. Quand la fugue légère, narquoise, suspendit son vol, l’infernal tintamarre s’apaisa peu à peu. Ils poursuivirent leur progression, conscients qu’ils venaient de frôler l’irréparable. Soudain les hommes-rats distinguèrent devant eux un scintillement qui les força à s’arrêter. De sous le justaucorps en cuir clouté, chacun tira une longue dague aiguisée.
Le Tisseur se tenait assis, recueilli, le dos raide, la petite flûte posée entre ses jambes. Il ne pouvait détacher son regard des fluctuations de l’Onirie qui se teintaient à présent d’arabesques et de gerbes multicolores. Il aurait aimé s’y fondre, se baigner au sein des eaux primales. Une énergie nouvelle battait ses tempes, fouettait son sang et précipitait son souffle. Il écarquilla les yeux tandis que les voiles iridescents s’entrouvraient pour laisser venir à lui un flux puissant. L’émanation souleva des tourbillons fluorescents et, alors, résonna comme le tintement lointain d’un soupir, une pulsation de vie se réjouissant de sa présence. L’Onirie s’était comme effacée devant le nouveau venu. Sans-nom ne reconnaissait plus l’endroit où il se trouvait. Pourtant l’enfant d’Yrathiel ne ressentait aucun danger. Il tendit la dextre, paume ouverte, sur laquelle une minuscule trombe lumineuse vint se poser. Elle tournoyait et ronronnait de plaisir. Extatique, le Tisseur l’amena à hauteur de son visage. Une euphorie grandissante le portait à penser qu’il pourrait s’entretenir avec elle. Mais, avant même qu’un souffle n’ait franchi ses lèvres, le phénomène s’échappa pour se fondre au sein des remous qui l’environnaient. Des risées jouèrent avec sa chevelure et lui frôlèrent les joues comme autant de baisers déposés. Il se releva, rangea l’artefact dans l’une des poches ventrales et esquissa un pas de danse. Les vents l’entouraient et conversaient d’étrange manière. Ce n’était qu’une rumeur, à peine diffuse, mais que l’Eliathan écoutait et partageait avec ravissement.
Le chant des Vents !
 
Shitar-She n’essaya pas de submerger de rets psychiques la silhouette qui vacillait au sein d’une tornade de poussière rouge. A l’entrevoir si proche, il éprouvait une peur et une avidité irrationnelles. L’affronter de cette manière, il s’en savait incapable. D’autres avaient essayé, bien plus expérimentés que lui, en vain. Une once d’acier déchirant la chair, à la dérobée, lui apparut alors comme une meilleure solution. Tapi dans l’ombre, il dévorait des yeux le démon responsable du trépas de ses frères de portée et il ne comprenait pas ce qu’il voyait. Une bourrasque surgie de nulle part balança la silhouette comme un fétu, d’avant en arrière, de droite à gauche, la souleva de quelques pouces du sol. Ce nouveau sortilège lui hérissait les poils. L’angoisse lui étreignait le ventre. Puis, brusquement, sans raison apparente, l’enfant se figea, les bras ballants, la tête basse. L’étrange courant d’air se calma. Une douce aura opalescente baignait la scène. Elle semblait provenir de l’enfant lui-même. Un nouveau maléfice. Shitar-She jura et cracha au sol, la main étreignant le poignard. Il avança lentement, prenant garde de demeurer dans les ombres de la Passe. En dépits de leur approche, le garçon demeurait prostré. Le manteau de laine, bariolé de couleurs vives, le dissimulait en partie. Un large capuchon pendait dans le dos. Le rat le fixait avec un étonnement grandissant. Il paraissait si jeune, si insignifiant, bien loin de l’Elu des Hommes Gris qu’il s’était imaginé. Et pourtant, à deux reprises, cet adolescent d’un abord si commun avait contrecarré les plans du vénérable Négus Shéhoshar. Le spectacle auquel il venait d’assister renforçait sa confusion. Le Référent redoubla de prudence pour ne point attirer l’attention du musicien. Magyar-Vehr suivait le Premier-né à deux pas, peu rassuré. Il retroussa les babines sous un rictus sauvage en voyant Shitar-She se glisser jusqu’à Sans-nom et se recroquevilla derrière une anfractuosité dans la roche. Le Référent se dressa pour porter le coup fatal. L’enfant ne bougeait pas, inconscient du danger tout proche ; le septième de portée éprouva une flambée d’orgueil. Shitar-She surgit des ombres, la lame levée. Le coup devait être fatal. L’Enfant d’Yr’At’Thiel ouvrit les yeux et tourna la tête vers lui ; son visage exprima une surprise non feinte.
Alors Shitar-She bondit sur lui.
La flèche pénétra dans l’œil droit et s’y figea. Les pennes noires frémirent. Le Rat suspendit son geste. Il vacilla une fraction de seconde. Un second trait lui transperça le bras, délogea le poignard qui tinta sur le sol. Shitar-She bascula sur le côté sous le regard stupéfait du musicien. Magyar–Vehr poussa une sorte de long gargouillis de colère en bondissant à son tour de sa cache. Il sauta par-dessus le corps du Référent. Les yeux rouges brulaient de fureur. Engourdi, Sans-nom leva les bras pour se protéger. Derrière lui surgit Lorelanne. Elle le tira à elle par le col. Le fer ne rencontra que le vide. Le gorgy s’affala à moitié mais se releva prestement en couvant la Fille des Vents d’un œil torve. Plié en avant, il crachotait et bavait de rage. La lame balayait l’espace devant lui.
- Il doit mourir, l’Enfant. Disparaitre. Et toi avec ! tu crèveras, sale petite chienne humaine.
Magyar-Vehr lança une première attaque directe que la Fille des Vents dévia à l’aide de son arc. Elle le brandissait telle une massue, tenant l’une des extrémités des deux mains. Planté derrière elle sans réaction, Sans-nom gênait considérablement l’archère. La seconde attaque n’eut aucun succès mais elle renforça la colère du misérable qui, finalement, changea de tactique et s’éloigna d’eux en quelques bonds. Dès qu’il fut hors de portée, il leva un doigt crochu vers la Damoiselle. De la bave suintait sur les longues moustaches. La vague la frappa de plein fouet et l’engloutit avant même qu’elle ne puisse réagir. Elle tomba à terre, sur les genoux, se tint la tête à deux mains, grimaçante, aveuglée par tant de noirceur. Le Rat chicota une injure blessante. Qu’elle allait mourir. Dans les pires souffrances selon lui.
Promesse ambitieuse. Pleinement éveillé à présent, le Porteur d’espoirs intervint, le visage fermé. Le Rat délaissa la Fille des Vents et réorienta la coulée méphitique vers ce nouvel adversaire. Sans l’atteindre. L’Enfant d’Yrathiel marchait d’un pas lourd. En passant, il ramassa la courte lame du Référent. Son regard dur ne laissait planer aucun doute. Le gorgy reculait par petits bonds précipités. Courbé en avant, il puisait les pires maléfices dans les profondeurs de son âme noire pour entraver la route du démon. Ce qui ne produisait toujours aucun résultat. Alors, saisi par une terreur irrationnelle, le septième de portée tourna les talons et s’enfuit sans demander son reste. Le garçon s’arrêta et le regarda se fondre dans les ténèbres de la Passe. Derrière lui, Lorelanne se releva en vacillant. Oubliant ce sinistre individu, Sans-nom se précipita pour lui éviter de tomber. Ils restèrent ainsi un long moment, serrés l’un contre l’autre.
 
Plaquée contre le socle, la Shaïa Naharashi Elivashavitara se laissait bercer par l’impétueuse mélodie, dérivant au fil des fuites successives et de l’enchevêtrement d’un thème qui lui était familier. C’était comme l’écho d’un jadis qu’elle croyait à jamais évanoui. Plus de cinq cents cycles qu’elle n’avait goutté à cet enchantement. Elle s’y plongeait avec délice et retrouvait l’enfant qu’elle avait sans doute un jour été, bien avant son noviciat, lorsqu’elle n’était qu’insouciance et jeunesse. Elle se rappelait les rues ensoleillées d’Orsheirias dans le défunt Pays d’Art, la douceur d’y vivre au sein du Troisième Clan, les grandes demeures aux cours carrées, les bains, les vergers et les Chants. Surtout les Chants.
L’Homme aux Oiseaux habitait un Liz, non loin du bourg. Les enfants des Gris adoraient les histoires qu’il inventait à leur intention et les facéties lumineuses dont il agrémentait chacun de ses récits. Elle se souvenait parfaitement du Chant que le Premier aimait à leur faire partager, en tout point identique à celui qu’elle écoutait aujourd’hui, à l’abri derrière le socle de pierres. L’Homme aux Oiseaux… ce cher Alexidens, depuis combien de temps n’avait-elle pas évoqué son souvenir ? La fugue s’évanouit mais elle demeura plongée dans une rêverie nostalgique un long moment encore.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, à regret, ils la fixaient tous les trois avec une inquiétude tellement palpable qu’elle s’en trouva presque gênée.
- Mère, l’implora Shana en s’avançant.
La grande Femme Grise était vêtue comme un guerrier, fait inhabituel. Ses courts cheveux nattés étaient teints en blanc, des nuances bleutées les agrémentaient à la racine.
- Nous avons cru que cette folie vous avait mystérieusement blessée. La tempête des pierres s’est apaisée. Il n’y a plus rien à craindre.
- Je sais, mon enfant, mais je ne pouvais m’arracher à la beauté du Chant. Il me rappelle tant de merveilleux souvenirs.
- Le chant ? demanda la jeune femme anxieuse. Le vacarme des roches était infernal. Nous ne pouvions rien entendre tant que j’ai bien cru devenir folle.
La petite femme au visage poupin lui sourit et secoua ses vêtements couverts de poussière. Les compagnons continuaient à l’observer avec circonspection.
- Bien sûr, c’est évident. Vous ne pouviez l’entendre. Les Inconstants me chérissent. Ils m’ont permis de surprendre à la source cette agitation minérale et de réveiller d’agréable souvenirs. 
- Et bien, vous en avez de la chance, Elie, car, pour mon compte, je n’ai pas bien compris ce qui est arrivé. C’est comme si le plus insignifiant rocher avait subitement été appelé à la vie pour se jeter illico par-dessus le bord de la falaise.
- Il y a de cela, Tib ! Nous venons d’assister à l’un de ces miracles qui construisent peu à peu la Légende de l’Eliathan.
- C’est donc Sans-nom qui a déclenché tout ce ramdam ! Incroyable ! Les pierres lui obéissent alors, et par quel tour de magie ?
Le grand garçon plissait les lèvres sous une moue dubitative. Il se refusait à mettre au crédit de son ami un tel maléfice. Au fond de lui, cela l’effrayait trop.
- Il aura bien loisir de nous l’expliquer lorsque nous l’aurons rejoint. Pourquoi restons-nous plantés là à palabrer sans fin ? Venez, il risque de nous attendre.
Sans dire un mot de plus, elle gagna l’extrémité de la longue déchirure. Tournant résolument le dos au précipice, elle la remonta d’un pas enjoué. Ils la suivirent interloqués. Bientôt ils parvinrent à distinguer la pente en contre bas. Ils avançaient avec difficulté sur un sol labouré par un socle géant. Rien n’avait résisté à la tempête déchainée par le musicien ; aussi loin que portaient les regards, la terre était à nu, éventrée, laminée.
Le crépuscule s’avançait sur le haut plateau oriental du lat-Arhin lorsque les voyageurs émergèrent de la Passe. Un vent léger balayait la vastitude. La Mère des Clans sentit son cœur se serrer de gratitude. Elle remercia en silence les augustes protecteurs pour avoir préserver l’Enfant. Son regard ignora tout d’abord ses compagnons ; elle l’examina hâtivement et lui trouva bonne mine. Les cheveux étaient plus longs que dans son souvenir, d’un brun prononcé. Ses traits s’étaient durcis. Il avait perdu une partie des voiles de l’enfance mais il affichait un éternel sourire timide qui s’illumina à leur approche. Sans-nom s’élança vers eux et elle lui ouvrit les bras. Ils s’étreignirent un long moment. Leur bonheur réchauffait les cœurs.
- Elie, oh, Elie, comme c’est merveilleux de vous retrouver.
Des larmes, grosses comme des opales, lui inondaient les joues. Il la serrait à l’étouffer. La petite Mère se dégagea finalement de son étreinte et, du revers de la main, lui essuya le visage. Ses yeux brillaient de mille feux.
- Il fallait bien que nous soyons de nouveau réunis. As-tu oublié ? nous avons tant à accomplir ensemble.
- Je sais, lui souffla le garçon. Mais la Sagesse prétendait que vous étiez morte.
« Comme il a grandi, songea-t-elle avec quelques regrets. Sans moi. »
- Il ne faut pas toujours prêter attention aux babillages de certains oiseaux de mauvais augures. – Elle riait en le gourmandant. Ses mains glissaient sur sa peau et décoiffait les mèches rebelles. Après tout, il restait un enfant. – Je ne suis pas venue seule, sais-tu ?
Elle s’écarta. Sans-nom poussa une exclamation de surprise. Il n’en croyait pas ses yeux.
- Tibelvan, toi ici.
- Hé oui, on peut dire que tu n’es pas quelqu’un facile à rattraper, répliqua le grand rouquin en lui donnant une franche accolade.
Le Mystic Mondolini s’approcha d’un pas lent. Lorsque Sans-nom se fut remis de ses retrouvailles avec son vieil ami, le géant gris le salua à son tour, une main posée à plat sur le cœur, solennel.
- Necyg e gio, Acoegres ! Pis epo ! Pis ciayh na hadiyog. (Salut à toi, Eliathan ! Mon ami ! Mon cœur se réjouit.)
Il parlait d’une voix basse et caverneuse. Son visage était crayeux et les yeux cernés comme hantés par un mauvais rêve. Lorsqu’il redressa la tête, le large capuchon bordé d’une épaisse fourrure rousse glissa en arrière et dévoila le bandeau duveteux où les trois Pierres de Vie lui nimbaient le visage d’un halo spectral. Sans-nom resta sans voix, plongé dans une telle stupeur qu’elle tira une pâle grimace au Mystic du Troisième clan.
- N’ayez aucune crainte pour moi, Porteur d’espoirs, ce n’est pas douloureux en fait, juste indispensable à ma survie. Un cadeau de la Sagesse !
- Je n’ai pas peur, réussit à balbutier l’enfant, mais que vous est-il arrivé, Mystic Mondolini ?
- Ce serait bien trop long à conter, mon ami. Une autre fois, peut-être.
Il s’écarta pour ne pas avoir à en révéler davantage. Sans-nom se tourna vers Elie mais cette dernière observait Lorelanne et Ardevaingt avec attention et il se sentit désemparé.
- Da xiyn necya, Acoegres.
Plongé dans ses réflexions, le garçon sursauta à l’intervention de la Femme Grise. Il lui sourit maladroitement, plaça la main sur le cœur et la remercia, embarrassé par son ton profondément révérencieux.
- Par quel miracle vous êtes-vous retrouvés à cet endroit désolé du lat-Arhin juste comme nous nous y précipitions ? demanda-t-il pour échapper à l’adulation manifeste qu’il découvrait chez la belle inconnue.
- Nous aimerions également le savoir, surenchérit Tibelvan, s’adressant à la Shaïa. Je croyais que vous ignoriez où Sans-nom se trouvait.
Elie chassa d’une main désinvolte l’acerbe remarque et expliqua : « Nous avons, nous aussi, connu quelques désagréments ces derniers temps… »
- Des désagréments, vous appelez ça des désagréments, fulmina le rouquin sans retenue. S’il n’y avait point eu Lido, nous serions tous à l’heure qu’il est en pleine digestion dans le ventre du Mwermwer…
La Mère des Clans lui décocha un regard noir qui suspendit sa diatribe. Il bougonna et croisa les bras, résolument.
- Nous avons dû, un peu par la force des choses, nous rendre dans l’Entre-Mondes – Tibelvan commenta vertement cette version mais tout le monde l’ignora – et là, nous avons rencontré un drôle de personnage, un gnome du nom de Gwïaul. Il voyage entre les réalités et connaît bon nombre de secrets. Il a bien voulu me révéler celui des Puits de Lumière qui lui permettent de se déplacer à sa guise.
- Ce Gwïaul t’aurait plu, Sans-nom, un sacré bonhomme ! l’apostropha de loin Tibelvan.
Elie préféra ne pas relever et poursuivit : « Il suffit de vouloir se rendre en un lieu précis ou auprès d’une personne connue que l’on visualise en esprit pour que le Puits vous y transporte sans encombre. Voilà comment, en aspirant à te revoir, il nous a expédiés au sommet du plateau. Mais arrêtons là nos bavardages, nous manquons à tous nos devoirs. Tu ne voyages pas seul, dis-moi. »
Elle lui prit le bras et l’entraîna vers la Fille des Vents et le Ser Ardevaingt qui ne perdaient pas une miette de leurs chaleureuses retrouvailles. 
-  Veux-tu me présenter tes amis, mon enfant. Nous avons beaucoup à nous raconter mais ce n’est ni l’heure ni le lieu. Je suis bien heureuse de te revoir enfin.
Puis elle dévisagea froidement la Fille des Vents. Leurs regards se croisèrent, se jaugèrent et se défièrent. La confrontation dura une fraction de seconde mais aucune ne céda. Elie interpréta parfaitement la lueur qui flamboyait dans l’œil de la jeune fille, sans pour cela la comprendre. L’homme au nez pointu, à son côté, elle le jugea insignifiant et ne s’y arrêta guère. Il dissimulait mal son anxiété et se dandinait maladroitement sur place. Sans-nom alla prendre la main de Lorelanne puis ils s’approchèrent de la Shaïa. Tout à coup Sans-nom perdit un peu de son assurance. Sa gorge s’assécha bizarrement.
- Mère Naharashi, voici Lhat Lorelanne, fille du Pasteuris Dhat Longtoin, une bonne amie, chère à mon cœur. Je lui dois la vie.
Elie sursauta comme frappée par une évidence qu’elle n’avait jusqu’alors pas réussi à déchiffrer. Une Fille des Vents. Son attention s’aiguisa pendant qu’elles se saluaient mutuellement, un peu trop sèchement de l’avis du garçon.
- Lorelanne, voici ma tutrice auprès du peuple Gris, la Shaïa Naharashi Elivashavitara, ma petite mère.
A cet instant, Elie s’adressa directement à la Fille des Vents dans un dialecte rugueux, aux consonances râpeuses, pointues et hachées, qui éveillèrent en lui de douloureux souvenirs. Soudain il poussa un hoquet d’étonnement puis il fixa d’un air ahuri la jeune Damoiselle qui le toisa superbement avant de répondre à son interlocutrice dans cette langue étrange. Elles se tournèrent de concert vers lui.
- Voilà un heureux choix, mon petit, lui susurra Elie en lui tapotant sur l’épaule. Tu ne pouvais mieux tomber, cette Damoiselle sera parfaite.
- Mais… parvint-il à prononcer sans dissimuler son trouble, dans la clairière…
- Je préfère ne point évoquer cet épisode, le coupa sèchement Lorelanne avec un sourire glacial, ni toi d’ailleurs. Ce sera notre petit secret.
 Elle avait baissé la voix. Sans-nom hocha la tête, visiblement troublé. La vision d’une peau pâle sous la croute de boue, de la rondeur orgueilleuse d’un sein dévoilé, flottait devant ses yeux. Un corps gracile que le Négus frappait sauvagement.
- C’était toi…
A l’évidence, il n’avait pas perçu les signaux l’enjoignant de ne point poursuivre dans cette voie. Exaspérée, la Fille des Vents lui tourna le dos. Il se retrouva penaud, incapable de chasser des images volées qui lui rosirent les joues. Il perdit quelques instants à retrouver son aplomb. Elie attendait sagement à l’écart, fronçant les sourcils, en évaluant ce qu’elle venait subrepticement de surprendre de l’échange entre les deux adolescents.
- Nous comptions longer la Faille et rejoindre le Pays des Brumes. Lorelanne est certaine que les frontaliers nous protègeront des intrigues du Mur comme de celles des Matriarches du Peuple Gris.
- Il nous faudra plusieurs jours pour atteindre les Lisières, constata Yvan de sa voix lugubre. J’aurai préféré gagner l’une des Sentinelles, seulement Orsand est trop loin au nord pour espérer y trouver rapidement refuge.
- Et nous ne savons pas quel Clan s’y est installé, rajouta la Shaïa. Nous pourrions nous jeter entre les griffes du Concile Permanent sans le vouloir. La Passe est fermée et je crains que la machinerie du panier n’ait trop souffert de la tempête. Ma chère Lorelanne, votre proposition me semble la plus raisonnable.
La petite femme grise sourit d’une drôle de manière. Une lueur amusée dansait dans son regard qui passait de la Fille des Vents à l’Eliathan, silencieux et mal à l’aise.
- Avant tout il nous faut trouver un abri où passer la nuit. Se déplacer dans le lat-Arhin en pleine obscurité serait une folie.
Elle jeta un regard navré autour d’elle.
- Oh, pour notre bivouac, nous n’avons pas à nous en faire. L’Eliathan y pourvoira !
Lorelanne affichait un petit air triomphant qui fit rougir le garçon. Toutes les têtes se tournèrent vers lui.
- Il y pourvoira, répéta mielleusement la Mère des clans. Voilà qui me surprend un peu. Notre cher Porteur aurait-il d’autres secrets qu’il aurait oublié de partager ?
La Damoiselle, d’autorité, s’interposa.
- Il va vous montrer, n’est-ce pas Sans-nom ? A moins que tu ne sois fatigué ?
L’allusion fleurait bon la mise en garde et tira un sourire en coin à chacun d’entre eux.
- Non, non, ça va aller. Juste le temps de me concentrer.
Il s’éloigna en hâte pour ne pas avoir à s’expliquer davantage. Après avoir hésité sur l’emplacement le plus adéquat, le Tisseur choisit une légère dépression, labourée par la tempête, en retrait des machineries des Gris. Un long moment, il agita les bras comme un danseur sous les regards curieux du petit groupe. Finalement il revint vers eux, le visage rougi par l’effort.
- Voilà ! le refuge est prêt – il s’arrêta, comprenant soudain l’incompréhension qu’il lisait sur leur visage. Rien ne laissait présager de la présence du tissage si ce n’était, pour lui seul, une légère distorsion de la Trame. – Lanne va vous montrer le chemin.
Cette dernière n’attendait que cela.  Avec suffisance, elle ramassa ses affaires et, suivie par Sigismond qui n’avait pipé mot depuis leur rencontre, elle s’avança vers l’endroit que venait de quitter le Tisseur.
- Suivez-nous à moins que l’un d’entre vous ne veuille attendre qu’il fasse nuit noire.
En effet, les ombres engloutissaient peu à peu les abords de la falaise. Un vent froid balayait le sol et soulevait des voiles de poussière. Précédée par le petit shumiet, elle s’évanouit sous leurs yeux. Suivant son exemple, ils pénétrèrent à l’intérieur de la bulle ouateuse. Une douce chaleur les accueillit. Le Tisseur reçut avec modestie les compliments de chacun mais il gardait les yeux rivés sur la petite Mère des Clans, soucieux de sa réaction. Elie se promena dans l’espace nimbée d’une luminosité généreuse et hospitalière. L’Onirie la baignait de toute part et effaçait en eux les traces de souffrance et de fatigue des épreuves passées.
- Du bel ouvrage, mon garçon, conclut-elle en s’asseyant sur l’une des longues protubérances qui émergeaient du sol et dessinaient un large cercle. Voilà une bien heureuse surprise. Je vois que tu n’as pas perdu ton temps, je t’en félicite. Venez. Asseyons-nous quelques instants.

D’une manière tout à fait naturelle, la Shaïa Naharashi dirigea immédiatement les débats. Aucun d’entre eux n’y trouva à redire. Bien sûr, Lorelanne hésita une fraction de seconde à obtempérer mais, constatant l’évidente acceptation du groupe, elle jugea bon de ne pas ouvrir les hostilités dans l’immédiat. La Damoiselle, avec une intuition purement féminine, soupçonnait l’influence qu’exerçait la petite Mère des Clans sur l’Homme Gris et la Femme Grise et, plus exaspérant sans doute, sur Sans-nom. Elle s’assied à sa droite et, d’autorité, s’empara de sa main. Le garçon lui jeta un regard étonné mais se garda bien de lui retirer. La Matriarche s’expliqua sur un ton qui ne tolérait aucun aparté.
— Demain, nous longerons la falaise en direction des montagnes. Nous nous reposerons brièvement de temps à autre. Voyons… quels sont nos moyens de subsistance pour affronter ce long périple ? Une bonne logistique est souvent à la base du succès d’une entreprise telle que la nôtre.
Suivant ses directives, ils mirent en commun leurs maigres provisions. Elie les réunit ensuite de nouveau. Une gravité nouvelle se lisait dans leurs regards. Parvenir à atteindre les Brumes ne serait pas une simple promenade d’agrément.
-— En nous rationnant raisonnablement, nous devrions tenir au plus une dizaine de jours, conclut la petite Mère. Jeune fille, à quelle distance pensez-vous que nous nous trouvions des premières Lisières ?
Lorelanne avoua son ignorance d’un haussement d’épaule.
— Et si nous redescendions sur la rive de la Salèze ? proposa-t-elle.
— Non, la Passe est infranchissable et la machinerie des clans en trop mauvais état pour l’utiliser sans risques. A moins de découvrir en cours de route, une nouvelle tranchée à travers le précipice, ce dont je doute si loin au nord. De toute manière, nous n’avons guère le choix. Mes Sœurs savent sûrement où nous rechercher à l’heure actuelle, malheureusement.
Shana et Yvan l’approuvèrent d’un hochement de tête entendu. Tibelvan jeta des regards effrayés derrière lui.
— Que pourraient-elles tenter ? Olt est à plusieurs centaines de milles à l’Ouest. Comment pourraient-elles connaître notre position dans ce désert ?
— Oh, mon jeune ami, ne sous-estimez pas les Matriarches du premier Clan. Elles nous ont crus morts car l’Entre-Mondes brouillent les pistes et effacent les présences. Mais, à l’instant où nous avons foulé cette terre, elles en ont été informées. Croyez-moi, la Sagesse Eliléa Glashahadi réagira prestement, si elle ne l’a pas déjà fait.
— Que craignez-vous exactement, Mère ? demanda Sans-nom qui connaissait bien la petite Shaïa pour ne pas prendre à la légère l’avertissement.
Elie ne répondit pas immédiatement. Elle se leva et ferma les yeux. Elle sonda le reg désertique à plusieurs lieues à la ronde, le visage impénétrable. Elle effleura quelques souffles de vie mais rien qui ne l’inquiéta. Quand elle rouvrit les yeux, elle leur sourit, se voulant rassurante car elle devinait aisément leur désarroi.
— Rien ne nous menace dans l’immédiat mais le plateau n’est pas aussi désert qu’il y parait. Plusieurs troupeaux et quelques meutes sauvages survivent non loin d’ici.
— Des Loups Rouges ! il faudrait aux Mères un extraordinaire pouvoir pour plier ces nobles compagnons à leur volonté, l’assura le Mystic.
— Crois-tu, Yvan ? insinua d’une voix acidulée la Shaïa. A Olt, les Assassils ne cherchaient pas à nous tuer mais ils désiraient nous forcer à franchir la frontière de l’Entre-mondes. Ainsi la Sagesse se débarrassait de gêneurs à moindre frais. Il est certain qu’elle veillera à nous empêcher de rejoindre Rhoda et le troisième Clan. Je la soupçonne de projets bien plus ambitieux. Nous ne sommes que d’infimes poussières qu’elle a pour le moment écartées de sa route. Je ne sais pas ce que mijote Eliléa Glashahadi mais nous avons d’autres problèmes plus urgents à résoudre. Sans-nom, nous ne sommes guère équipés pour courir la lande. Pourras-tu remédier à nos soucis vestimentaires le cas échéant ?
Le garçon la regarda en ouvrant de grands yeux. Il ne semblait pas comprendre ce que désirait la Shaïa. Elle secoua la tête en soupirant. Puis, comme si elle s’adressait à un enfant peu doué, elle précisa : « Peux-tu tisser pour nous bottes, chaussures, manteaux, gants et autres accessoires qui nous feraient défaut ? »
— Sans doute, confirma-t-il, peu convaincant.
— Parfait, j’aurais pour ma part besoin de solides bottines. Les chausses que Gwïaul m’a offerte sont magnifiques certes mais trop fragiles pour une marche dans la rocaille. Que chacun vérifie ces besoins et en fasse part à notre Tisseur. Nous profiterons des haltes nocturnes pour nous équiper. Avec l’aide des Inconstants, nous surmonterons cette épreuve.
Ensuite elle distribua des ardoises coralliennes qu’elle retira d’un sac à ses pieds. Les trois compagnons les observèrent avec curiosité. Sigismond attrapa ses bagages d’où il sortit un flacon de verre fumé qu’il tendit avec un soupir de regret au géant. Ce dernier refusa poliment d’un geste de la main au grand soulagement du shumiet. Un fois repus, ils échangèrent bruyamment sur les péripéties de leurs voyages, se coupant sans cesse la parole. Seul, Sigismond se montra d’une sobriété verbale inhabituelle. Les jambes allongées près du Mystic, il fumait et buvait les yeux mi-clos, apparemment fort peu concerné. Même lorsque Sans-nom raconta leur rencontre dans la clairière et leur séjour à Galadorm, il s’abstint du moindre commentaire ironique. Depuis qu’ils étaient sortis de la Passe, il paraissait avoir perdu de sa faconde proverbiale. Pour sa part, la Damoiselle se fit un plaisir d’apporter par moment quelques précisions acerbes sur l’inconscience masculine qui tirèrent des sourires aux deux autres femmes présentes. A plusieurs reprises, Elie et Tibelvan posèrent des questions auxquelles Sans-nom répondit sans détours.
Finalement, alors que le grand rouquin achevait de raconter leur fuite de l’Entre-mondes et le sacrifice du vart Muliris, son ami, des sanglots dans la voix, la petite Shaïa les renvoya à un repos salutaire. La nuit s’avançait. Une longue marche les attendait dès l’aurore. Elle s’approcha de son protégé toujours fermement tenu par la main par la Fille des Vents.
— Sans-nom, mon petit, j’aimerais te dire deux mots, souffla-t-elle au garçon en le saisissant par l’autre bras. Au dehors. Chère petite, il vous faudra attendre notre retour. Veuillez nous laisser à présent. Nous avons à échanger, l’Eliathan et moi, en privé.
Comme le garçon ne bronchait pas, Lorelanne s’éloigna sans dissimuler son dépit.
— N’oublie pas tes précieux trésors !