Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret Cinq : Les Terres Mortes.
 
Chapitre vingt-sept : La Toile (2).

Le garçon s’égosillait, bombant le torse, le visage couvert de sueur. La foule l’exhortait à châtier l’étranger. Des rires, des plaisanteries douteuses fusaient ici et là et enflammaient davantage sa verve. Sans-nom fut le premier étonné par cette diversion. D’une pensée furtive, il remercia Elie. Elle seule oserait ainsi s’inviter subrepticement dans la partie. Toutefois il ne se faisait pas d’illusions. Il espérait seulement se montrer digne dans la défaite. Il bougeait lentement, les yeux fixés sur le Dhat, serrait la galla contre lui à deux mains. Les conseils de Maryn lui revinrent en mémoire.
— Il y aura un bref, un très bref instant, où tu devras attaquer. Te forcer à agir. Lorsque l’exaltation submergera mon idiot de frère. Il laisse trop facilement ses émotions le gouverner. Surveille-le et choisis bien ton moment. Alors repousse-le brutalement hors de la toile, sers-toi de ta canne comme d’un bélier. Comme cela !
Et il se prêta aussitôt à une mimique des plus convaincantes. A ce souvenir, Sans-nom calla le bois contre son côté droit et s’engagea d’un bloc. Il visait le ventre de son adversaire. Pavel s’arrêta net dans sa harangue. Pris au dépourvu, il ébaucha trois pas de recul. Mais l’ainé des Longtoin n’en était pas à son premier duel. Il en était même friand lors de la Saison des Tempêtes. Alors il se débarrassa de sa canne afin de saisir à pleines mains la tête de dragon, parvenue à un doigt de sa chemise. La foule retint son souffle. Le fils d’Yrathiel parviendrait-il à renverser le cours du combat en profitant de son élan. Pavel résista, bien campé sur ses jambes. Puis, imperceptiblement, le montagnard souleva le dragon, la canne et le Porteur. Les muscles du torse nu tendus à l’extrême, il les maintint en l’air, à plusieurs pouces de la toile, avant de les projeter loin de lui, sur l’extrême bord de l’hexagone. Sonné, Sans-nom eut à peine le temps de s’assoir que Pavel fondait sur lui, porté par une immense clameur.
Ce qui sauva Sans-nom d’une issue ridicule ce jour-là, ce fut le besoin viscéral qu’éprouvait le frontalier d’humilier Lorelanne. Il n’avait aucun grief contre le Tisseur venu de derrière les Brumes, au contraire. De prime abord, l’Eliathan lui était sympathique. Seulement il ne résistait pas à l’occasion qui se présentait d’effacer la honte ressentie à son retour au pays. Alors Pavel empoigna le malheureux à moitié étourdi, le jeta en travers de ses épaules comme un vulgaire sac. Puis il traversa la Toile avec son fardeau pour se placer face au podium couleur d’albâtre. Et il perdit ainsi un temps appréciable.
— Désolé mon vieux, même Lole ne peut te venir en aide. Lanne est la seule à blâmer !
Lole ! L’Onirie les environnait d’un chapelet de brillances féériques. A demi assommé, Sans-nom se résignait fatalement : jamais il ne rivaliserait avec le montagnard. Cependant, à l’évocation du Vieil Homme de la Montagne, il songea posséder encore un atout dans sa manche. Sa pensée bondit vers ceux qui se déploient derrière les voiles de l’Ether.
Le Vieil Homme de la Montagne avait-il anticipé la conduite de Pavel ? Suivant son conseil, le Tisseur appela à lui les Vents. A peine avaient-ils traversé les deux tiers de la Toile que déjà le sable blanc se soulevait en tourbillons fantasques. Trop occupé à fanfaronner, Pavel ne s’aperçut de rien.
— Grâce à toi, cette petite furie de Lanne va apprendre ce qu’il en coûte de se jouer de son ainé. Ne t’en fais pas, cela ne prendra que quelques minutes. Mais la chute risque d’être rude. Alors un conseil : une fois dans les filets, ne te débats pas. Laisse-toi couler entre les rets pour rejoindre le sol. Sinon tu risques de soulever bien des risées à tes dépends.
C‘est alors qu’il s’arrêta brusquement. Il fronça des sourcils. Autour d’eux, un silence respectueux accueillait la venue des messagers de Lole. Debout, chaque spectateur fixait ce qui n’était que les prémisses d’un prodige. Des Vents chantaient sous l’immense coupole. Des turbulences de tailles et d’aspects bien différents. Courants d’air furtifs et malicieuses rafales parcourues de brillances vertes et bleues, lascives tornades agitées d’ombres et bruyants alizés traversés d’éclairs et de roulements de tonnerre. Les nouveaux-venus agitaient la Toile tendue à l’extrême. Pavel lâcha sa proie. Il battit des bras pour résister au souffle violent qui le chahutait, l’entravait et l’entraînait dans un maelstrom, jambes par-dessus tête, à la verticale de l’aire de jeu.
— Ne lui faites aucun mal, s’exclama Sans-nom en se relevant. Il ne cherchait pas à me nuire !
Le jeune Dhat écarquilla les yeux de stupeur. Les Vents de Lole pactisaient avec le Nohr-dhat. Sa bouche s’ouvrit sur un reproche silencieux. Il luttait vainement contre les remous qui soulevaient ses moustaches avec malice, se jouaient de ses longues franges blondes, s’ingéniaient à le bringuebaler à tout va. Il se retrouva bientôt pendu par un pied, la tête en bas, combattant des courants d’air facétieux. Puis son regard incrédule se fixa sur l’Eliathan qui, lui, balloté par les Vents, se pliait de bon cœur à leurs extravagances en riant aux éclats. Son visage reflétait une félicité sans commune mesure. Alentours, les Chants s’extasiaient sur sa personne. Ailleurs les Vents s’en donnaient à cœur joie, martyrisaient les spectateurs, soulevaient les tenues et les coiffes précieuses et culbutaient plus d’un montagnard qui s’accrochaient comme ils le pouvaient aux bancs de bois.
Soudain, venu d’un lieu caché au cœur du massif montagneux, le rire de Lole se joignit au sien comme un enfant partage ses récréations.
« Alors, Porteur d’espoirs, doutes-tu encore de la fortune qui t’échoie ! Accepte ce fardeau et les Dieux Inconstants redeviendront bienveillants. »
Sans-nom n’eut pas à répondre. Il lui suffisait de se couler avec délice au sein de cette débauche d’artifices pour communier avec le Vieil Homme de la Montagne. Jamais il ne s’était senti davantage à sa place. Serein du sentiment d’être aimé, il savourait les flux éthérés. Dans un souffle, la voix, étonnamment jeune, réitéra son invitation avant de disparaitre.
« Souviens-toi, j’attends ta venue au Val, fils des hommes. » 
 
Dans la Loge Blanche, la petite Mère des clans sentit l’Ether s’épaissir autour d’elle. Elle tourna la tête, surprise. Légèrement en retrait, la shashane Onz fronçait des sourcils. Elle fixait Elie avec insistance. Cette dernière esquissa une moue navrée. Les deux femmes s’étaient comprises. Il n’était pas convenable de s’immiscer ainsi dans la rencontre. Lorelanne, elle, suivait la progression du duel sans un mot. Son joli minois blêmissait au fil des minutes. Ses mâchoires se crispèrent quand Pavel jucha l’élu de son cœur sur ses épaules sous les encouragements des spectateurs. Puis les évènements s’enchaînèrent. Les premières apparitions venteuses, les trombes qui prirent possession de la Piste, l’emportement des élémentaires incontrôlables. La shashane Onz s’avança jusqu’au rebord lustré. Ses yeux brillaient d’une ferveur dévote. Elle tendit les mains au-devant des risées toutes proches. Lorsque ces dernières daignèrent l’entourer et lui caresser la joue, des larmes coulèrent de ses yeux sombres. Extatique, elle se livrait entière à leur frénésie. Elie se coula auprès d’elle. La shaïa souriait, pleinement satisfaite. Son champion s’en sortait une fois encore et avec quel panache. La grande femme maigre rattrapa sa haute coiffe conique en riant. Elle effleura de la main une guirlande de lumières qui, mutine, s’enroula aussitôt autour de ses doigts.
— Le Vieil Homme de la Montagne nous comble du bonheur d’être ses enfants chéris. Il nous a envoyé des messagers, loué soit-il !
— Lole réprouve le duel en l’interrompant à sa manière, lui suggéra judicieusement Elie.
Elles échangèrent un regard complice.
— En effet ! voyez ! Lole a choisi son vainqueur.
Les Vents sont fantasques et imprévisibles. Plusieurs lanternes se décrochèrent, chutèrent et rebondirent sur la Toile puis s’écrasèrent en mille morceaux sur la piste balayée de langues de sable. Les chants se renforçaient en lamentations sinistres et imprécations menaçantes. Une multitude d’objets traversaient l’espace que l’assistance tentait maladroitement d’éviter. Espérer l’aide des Vents de Lole sans quelques débordements, il ne fallait pas y songer. Sans-nom tenta bien de les raisonner mais il dut attendre plusieurs longues minutes avant que l’incroyable désordre ne cesse.

Je me devais à présent de tirer parti de cet étonnant dénouement. Le Vieil Homme de la Montagne tenait parole. A moi donc de lui prouver ma gratitude. Sur le moment, je ne songeais qu’à cette petite phrase prononcée plutôt par Lorelanne « Ne me déçois pas ! » L’intervention des ambassadeurs du Premier m’intronisait officiellement seigneur des Thielvériles aux yeux du Pasteuris et des siens ! Mon honneur était sauf, mon prestige grandissant.

L’enfant d’Yrathiel, la cité marine, tendit la main au malheureux Pavel, toujours persécuté par d’invisibles tourmenteurs. Sans qu’il en ait pleinement conscience, ses doigts étiraient des brillances multicolores qui l’enveloppaient et tissaient des trainées lumineuses à chaque fois qu’il esquissait un geste. Sans-nom rassura Pavel puis l’entraina vers la loge qu’occupaient les Dames de la Maisonnée Longtoin. Sur une sente aménagée par les Vents, le fils de Tyrson s’avança, l’âme amoureuse. Décontenancé, le frère ainé de Lorelanne se raidit mais n’essaya pas de résister. Il tentait de faire bonne figure. Seulement la pâleur de son visage témoignait de sa frayeur. Des exclamations feutrées, des soupirs et des cris saluèrent leur approche, portés par les élémentaires. Les Vents de Lole les cajolaient en éveillant la ferveur de tout un peuple, sous l’immense dôme de l’arène.
Maîtresse Livéal fit preuve d’une maîtrise admirable. Solennelle, elle les accueillit dans sa loge. Des souffles oniriques soulevèrent les plis de sa robe. Un instant, l’air s’agita autour d’elle. Incident qu’elle trouva absolument naturel. Un léger acquiescement fleurit sur ses lèvres puis la Dame de Dhat-Avalone s’inclina devant eux très légèrement, sans rien laisser paraître. Ensuite les Vents s’éclipsèrent comme ils étaient venus, en un souffle. Le calme revint à l’instant où les jouteurs foulèrent le tapis moelleux en vacillant un peu.
Pavel jetait des regards anxieux vers Sans-nom. Le malheureux se trouvait, à présent, tout penaud de ce qu’il avait déclenché. Heureusement, personne ne paraissait s’intéresser à son sort. La tête basse, il se réfugia au fond de la loge, redoutant par avance les réprimandes du Pasteuris.
Vêtue d’une longue robe bleue cintrée à la taille, la grande Shashane s’agenouilla devant l’Eliathan. Elle lui saisit les mains et les porta à son front avec la lenteur voulue par ces circonstances exceptionnelles.
— Seul, Lole maîtrise le chant des Vents ! Il nous a prévenu qu’un jour, un Prédestiné apporterait un nouvel espoir en nos cœurs, qu’il marcherait à nos côtés et combattrait les Autres. Sois le bienvenu parmi nous !
Embarrassé, Sans-nom rougit violemment. Du coin de l’œil, il entrevit la mine réjouie de la shaïa Naharashi Elivashavitara. Il esquissa un geste maladroit pour échapper à la poigne de la prêtresse mais cette dernière n’en avait pas encore fini avec lui. D’autorité, elle l’entraina au bord du podium. Alors, d’une voix forte, elle interpela les spectateurs qui se remettaient peu à peu de leurs émotions : « Peuple de Dhat Avalone, saluez le protégé du Vieil Homme de la Montagne, saluez le FILS DES VENTS !»
Lui faisant écho, une immense clameur explosa sous les arcades bleutées d’azur, des milliers de bouches reprirent ces trois mots avec exaltation.

FILS DES VENTS. FILS DES VENTS. FILS DES VENTS…

L’acclamation redoubla lorsque Lorelanne glissa sa main dans la sienne. Elle se serra contre lui et posa la tête contre sa poitrine. Ainsi fut célébré le Porteur d’espoirs, l’Eliathan des Protecteurs de Thiel, Maître-dragon et fils de Tyrson de la lointaine Yr’At’Thiel par les hommes et les femmes du Pays des Brumes.     


                                                                                                     passion