Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret Cinq : Les Terres Mortes.
 
Chapitre vingt-cinq : La Passe du Lat-Arhin (2).
 
Alichéa soupira longuement. Elle désapprouvait cette frénésie morbide. La Dame resserra frileusement les pans de la lourde pelisse velouté autour de son corps sec comme un sarment. Autrefois, la petite Damoiselle Elchéal aimait se laisser bercer par les langueurs de Silmever. Alors elle vivait une enfance insouciante, parmi les jardins du beau pays de Glenn. Sur les rivages de Reldegard, l’océan se teintait d’une chevelure d’écume. Il gonflait sa gorge d’un souffle divin. Des brides de ce passé révolu lui rappelaient de temps à autre que la puissance n’est qu’illusion, qu’il faut se battre à chaque instant contre des vents contraires, de perfides trahisons et de cruels revers. Les récents évènements prouvaient avec une flamboyance prémonitoire combien la baronnie des Eliartys était bâtie sur des fondations d’argile. Alors, depuis la chute de Reldegard, sa Dame veillait sur les siens. Forte et prévoyante.
Le fer racla sur la roche. S’arrachant à ces chimères, elle se retourna pour accueillir les deux hommes qui émergèrent de la poterne. Le premier vêtu de guerre, la main posée sur la poignée du long coutelas qu’il portait à la hanche. Le capitaine Glatiens s’inclina avant de s’effacer devant l’autre personnage qu’elle dévisagea avec curiosité. Comment pouvait-on survivre sans aucune nourriture terrestre ? Elle n’aurait pas cru à cette fable si elle n'en était le témoin privilégié. Le soldat, silencieux, recula jusqu’à la ceinture fortifiée, prêt à bondir au moindre geste menaçant de leur prisonnier. Mais l’était-il vraiment ? Le baron Althor, son époux, l’affirmait avec véhémence. Pourtant, jusque-là, il se refusait à le rencontrer. Un Eliartys ne s’abaissait pas à de si viles fréquentations. Jour après jour, la Dame doutait, là aussi, de sa pertinence. Un pressentiment insidieux la poussait, elle, vers l’étrange personnage que le Ser Castevaingt leur avait livré avant son départ. La peur de tout perdre, comme jadis. Elle assistait ainsi, fascinée, à la métamorphose du voleur en un être de glace dont l’âme n’était plus réellement humaine. Et la prémonition se renforçait au fil des rencontres.
— Mage, approchez !
Le visage austère s’éclaira. D’un geste gracieux, elle invita le nouveau venu à la rejoindre puis elle posa ses mains gantées sur la pierre froide du merlon. L’homme s’arrêta près d’elle. Son regard insondable plongea vers la couverture rouge et brune des toits d’Esorit, pressés tels une vaste marqueterie d’ardoises autour de l’Hôtel du Mestre Dullois. Jadis il avait vécu là-bas. Sur les quais du fleuve. Mais ce temps-là était terminé. Jamais il ne retrouverait sa liberté. Jamais, dorénavant, il ne vivrait parmi les hommes. Isac, fils de Fargue, n’existait plus. Le poison agissait en profondeur. A présent, le prisonnier n’avait plus besoin de nom comme un vulgaire quidam. Non, il était devenu les yeux, les oreilles et la voix de Shums. Il se nourrissait à la Source primale, abordait des contrées inaccessibles pour un simple mortel et interférait dans les affaires du monde à la demande des Erudits, reclus au sein de l’Eternelle.
— Ma Dame ! - La voix sifflait légèrement, basse et rauque. - ne m’appelez pas ainsi. Je n’ai aucunement la prétention d’appartenir aux Chapitres. Je ne suis ni Erudit, ni Enchanteur, encore moins l’un des couteaux de Shumahs, la cité aux cinq colonnes. Je ne suis qu’un modeste observateur, l’un de leurs nombreux guetteurs. Mais vous m’avez mandé céans ? En quoi puis-je vous être utile ?
Même son phrasé se métamorphosait. Des connaissances, sombres pour la plupart, s’imposaient à lui. Aucune infamie ne lui était épargnée des agissements des thaumaturges.
— En effet, guetteur ou qui que vous prétendiez être, j’ai besoin de vos précieux conseils. Lors de notre dernière rencontre, vous avez mentionné un ouvrage dans lequel le passé, le présent et l’avenir se dévoilent à qui sait interpréter les Mots.
— Le Livre, en effet. Il fut offert aux Shumiets par la Déesse des Mirages, lorsque les Inconstants quittèrent définitivement nos rivages. De ce côté du Continent vous la nommez la Flamme Blanche, certains le Néogrine. Un cadeau qui est devenu au fil du temps un fardeau pour mes maitres. Car le Livre renferme l’Ultime Révélation. Voilà trois millécycles que des générations d’Erudits se relaient afin d’en interpréter les mystères. Un Savoir unique, préservé de l’avidité des hommes. Prendriez-vous le risque d’en parcourir les pages ?
Le guetteur croisa les bras, les yeux perdus au loin. Le charme envoutant du voleur n’avait pas totalement disparu. Il se dégageait de sa personne la même attirance magnétique. Son visage rayonnait, d’une beauté inhumaine, soyeuse. Le poison, dans son œuvre de déstructuration, effaçait les imperfections qui firent autrefois de lui un homme charmant. La Dame lui pressa le bras avec impatience.
— Que désirez-vous savoir précisément ?  
— J’ai besoin de certitudes. Notre monde est sur le point de s’effondrer. J’entends autour de moi les rumeurs de guerre se répandre. Le baron se targue à qui veut l’entendre d’unir les baronnies afin de combattre le Mur. Un projet insensé ! Seulement, j’ai l’expérience, hélas, de cette folie naissante.  Et il n’en ressort que larmes et trépas. Mon fils, mon petit, …
— Oui ?
— Déchirez les voiles pour moi afin de lire le Devenir de Lachias ! Je ne veux pas le perdre dans la tempête qui approche. Je sais récompenser ceux qui me servent loyalement, croyez-moi ! Je ne puis vous rendre la liberté, mais je ferai en sorte que votre emprisonnement y ressemble. Aménager confortablement votre présence parmi nous. Fournissez à une mère inquiète les armes pour éloigner les ombres de son enfant unique !
Celui qui avait vécu voleur la jaugea de haut sans rien dire. Il s’écarta d’elle avec une froideur hautaine qui porta aux joues de la maîtresse de Chalmes quelques couleurs d’embarras. Elle allait se justifier, réitérer sa demande en y glissant cette fois une menace à peine voilée quand Isac s’exécuta, impassible.
— Le voulez-vous vraiment ? Ce que vous me demandez peut bouleverser le cours de la vie de l’enfant, ma Dame.
Brusquement le guetteur s’interrompit. Ecarquillant les yeux d’étonnement, il fixait un point lointain, situé au creux des nuées gibbeuses. Elchéal et le Capitaine Glatiens cherchèrent à déceler ce qui retenait ainsi son attention. Aucun d’entre eux ne distinguait de forme suspecte ni d’anomalie parmi les masses nuageuses. Seul, le serviteur de Shums eut ce jour-là le privilège d’entrevoir la Flamme Blanche. Il/Elle dominait Chalmes, incandescente. L’évocation du Néogrine l’avait attiré en ce lieu de façon impromptue. Sa jubilation atteignait un paroxysme inégalé. Le Jeu prenait des tournures extrêmement séduisantes. De nouvelles pièces, de nouvelles ouvertures, tant de probabilités à maîtriser. Au cœur de la Partie, Lui/Elle manœuvrait de sorte à maintenir l’Equilibre le plus longtemps possible. La Flamme Blanche sonda les trois humains qui se tenaient au sommet de la tour. D’évidence, ceux-là ne seraient que d’obscurs pions. Ils n’influenceraient pas le cours des évènements à venir. Mais méfiance car, à quatre reprises déjà, Il/Elle avait échoué à mener à son terme la divine entreprise. Ce n’était pas la première fois qu’Il/Elle assistait à l’émergence de pions, à l’insignifiance trompeuse, en cours de jeu. Seulement, même une poussière risquait de renvoyer chaque camp, dos à dos, vivre une énième éternité.
Voilà qui expliquait que ce Monde n’en finissait pas d’agoniser !
L’apparition de la Déesse, protectrice de Shums, éblouit le guetteur et, à travers ses yeux, l’Enchanteur Paladune Castevaingt de retour en son Chapitre des Eaux, à Shumahs. Il/Elle s’évanouit aussi vite qu’Il/Elle était apparu. Isac – puisque ce nom était le seul qu’on lui connaissait à ce jour – s’ébroua comme émergeant d’un songe merveilleux. Il ferma les yeux, respira profondément. Ses traits parfaits ne trahirent pas l’émotion ressentie en présence du Dieu Fol. Un signe de plus, un nouvel encouragement à poursuivre …
— Etes-vous prête à en prendre le risque ? prononça-t-il alors dans un souffle.
La Dame le contemplait avide, haletante, suspendue à ces révélations qu’elle désirait tant. Un regard indifférent la transperça de part en part et lui tira une pitoyable plainte.
— Le Livre conseille pourtant la patience. Les Mots se révèlent parfois de perfides conseillers ! Ils ont déjà consumé des âmes nobles et tourmenter de puissants seigneurs ! Saurez-vous déjouer les chausse-trappes qu’ils dissimuleront sous vos pas, ma Dame.
Devant sa mine implorante, il dégagea sa main droite d’un geste ample. Elle tenait serré une simple plaquette en bois vernie, l’une de celles que contenait le coffre. Elchéal la dévora des yeux. De sous la longue chasuble brune, Isac tira une fine pointe de métal, pas plus grande qu’un doigt. A cette apparition fusa derrière eux une exclamation de surprise. D’un geste impérieux, la Dame Alichéa prévint le capitaine de la garde. Surtout ne pas intervenir. Son regard ne quittait pas les mains du guetteur. Prenant une longue inspiration, Isac s’écorcha le pouce à l’extrémité duquel naquit une larme de sang. Il pressa le doigt sur le bois et murmura une supplique à peine audible.
— Mestress’, par le sang sacrifié, entendez-moi !
Il agita la plaquette puis la jeta au-delà des créneaux de la tour. L’objet lévitait à une coudée à peine. Quelques terribles palpitations d’univers s’écoulèrent avant qu’il prenne la parole. A l’instant même où l’objet se consumait intégralement sous leurs yeux. La Dame fixait l’endroit le visage pâle, les mains tremblante, accrochées à la pierre. Le soldat jura à voix basse. Il partageait la même aversion viscérale que son seigneur envers les sorciers de l’Est et leurs sombres maléfices.
— De Devenir, il n’en est pas question à cette heure. Cet âge arrive à son terme. Ainsi l’ont décidé les Dieux Inconstants, jadis, dans leur infinie sagesse. Cependant, je vous confie l’avertissement suivant. A vous d’en tenir compte ou pas. Dame Elchéal, si vous voulez préserver l’héritier des Eliartys de l’orage à venir, gardez précieusement votre fils auprès de vous. Quel que soit le danger qui rode à travers le monde, ne le perdez pas de vue ! A plusieurs reprises, vous aurez à choisir une voie, au prix de larmes et de sang versés ! Des sacrifices qui vous déchireront l’âme et le cœur pour que l’enfant survive… Le Livre ne peut mentir.
Il baissa la voix afin qu’elle seule l’entende.
— Sinon il mourra. Le Livre ne peut mentir.
 Elle hocha la tête, réfléchissant à ce qu’il venait de lui révéler. C’était ainsi depuis leur première rencontre. Déjà elle envisageait, prévoyait, organisait, prenait plusieurs mesures en rapport avec la mise-en-garde du guetteur. Si Althor, son époux, préférait ignorer les semonces de Shums, par superstition ou par orgueil, elle agirait, elle, sans attendre. Dans son ombre. Mais rien de tragique n’arrivera à Lachias d’Atéïas. L’histoire ne se répétera pas. Elle en fit secrètement le serment. Cette volonté sans faille trahissait une âme de fer.
Autrefois, elle avait fui, laissant derrière elle une enfance en lambeaux. Fuir pour ne pas connaître pire que la mort sous les coups des chiens de l’océan. Reldegard n’existait plus que dans ses souvenirs. Des ruines dans la broussaille de la lande, face à la grève. Chaque visage chéri s’effaçait peu à peu malgré l’amour qu’elle leur portait encore. Il n’en serait pas de même aujourd’hui. Elle y veillerait.
— Capitaine, - La voix trahissait une émotion contenue. - vous allez retirer vos hommes de la tour. Dorénavant, considérez Isac de Shums comme notre invité. Je l’autorise à aller et venir à l’intérieur de Chalmes comme bon lui semble. Seule la grande porte lui reste close. Veillez à ce que la moindre de ses volontés soient respectées ou vous en répondrez devant moi !
Glatiens s’inclina, raide comme un piquet. Il était visible qu’il n’approuvait pas la décision de sa Dame mais il obéirait sans broncher, en fidèle serviteur. Isac, lui, n’exprima aucune reconnaissance particulière. Sans attendre de congé, il quitta la rotonde. La Dame le regarda s’éloigner, le front soucieux. Elle comprenait mieux, à présent, les troubles éprouvés par la Damoiselle Primès. Après avoir ressentie une attirance sans commune mesure pour le prisonnier, la dame de compagnie insistait pour ne plus venir à la Tour. La frayeur avait insidieusement remplacé la passion au fil des jours et de la mutation du voleur. D’ailleurs, au château, c’était là un sentiment unanimement partagé. Il faudrait pourtant que la jeune femme poursuive son service afin de rapporter le moindre des faits et gestes du guetteur à sa maitresse. Ainsi en décida-t-elle !

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Lorsque les adolescents approchèrent du Cairn, l’après-midi était déjà bien entamée. Jusque-là, le voyage se déroulait sans nouvelle mésaventure. Les ombres s’allongeaient démesurément. Ils n’apercevaient pas encore la lueur rassurante du brasier allumé chaque soir par le Ser Sigismond Ardevaingt à leur intention. Ce fanal improvisé les guidait jusqu’au campement. La première voiture ventrue gisait à deux pas des Pierres Dressées. Elle reposait fracassée sur le flanc, ses trois énormes roues ferrées face au ciel. Il y avait deux autres véhicules des Voyageurs non loin de là dans un état aussi pitoyable. Sur l’un des panneaux ajourés qui en décoraient le faîte, Sans-nom reconnut le blason du seizième Clan, le Clan des Astres. Six étoiles encadrant un disque plein. L’adolescent éprouva une soudaine tristesse. Il était de notoriété publique que les Gris payaient chèrement leurs pérégrinations à travers les Terres Mortes. Il en avait la preuve devant les yeux. Cette Compagnie s’était sûrement perdue pour échouer si loin au nord ou elle avait fui quelque danger. Une multitude d’objets divers étaient disséminés alentours dans les herbes rases, parmi la rocaille. Nulle part ils ne trouvèrent trace de leurs propriétaires ou du moins de ce qu’il subsistait de ces malheureux. Ils avancèrent avec prudence parmi les débris. Un sombre pressentiment les étreignit tandis qu’ils inspectaient chaque épave avec attention. Les arceaux comme broyés, les portes arrachées par une force phénoménale. L’une des voitures, pratiquement coupée en deux. Ils restaient silencieux, incapables d’imaginer la tragédie qui s’était déroulée si loin d’Olt. Toutefois, de nombreuses saisons devaient s’être écoulées depuis leur échouage sur ce rivage perdu des contreforts dont les hauts sommets les dominaient à présent au nord avec une majesté millécycle. Les lieux paraissaient vides depuis une éternité. Ils cherchèrent les traces d’une escarmouche. En vain.

Ce fut Lorelanne qui, la première, remarqua l’odeur fétide portée par la brise. Celle d’un charnier, de chairs en décomposition. Les sens en alerte, elle encocha une courte flèche dans la corde de l’arc. Lentement, elle s’avança vers la source des mystérieux remugles. Ses pas la guidèrent vers une faille envahie de broussailles épineuses. L’odeur était à présent insupportable. Une pierre roula sous sa botte. Elle chuta par l’étroite fissure, souleva des échos lointains. La Fille des Vents inspectait les fourrés proches. Elle contournait un rocher proéminent lorsque la kirg frappa de plusieurs directions à la fois. Elle ne lui offrit aucune échappatoire. Des vrilles épineuses et frémissantes cernèrent la Fille des Vents, lui arrachèrent son arme et enserrèrent le corps délicat avec une redoutable efficacité. Lorelanne eut juste le temps de pousser un bref cri de surprise. Puis elle fut trainée sur le sol. Ses bras plaqués contre le corps lui interdisaient le moindre mouvement. Des centaines de minuscules aiguilles s’enfonçaient déjà sous la peau. Immédiatement, l’ichor engourdit les chairs. Une douleur insoutenable. Son esprit sombra dans une réalité incandescente à la limite de la conscience. Elle gémissait. Des larmes de souffrance inondaient l’adorable visage convulsé.
Soudain Sans-nom surgit auprès d’elle. Le poing, armé d’une lame, flamboyait des feux de l’Onirie. A plusieurs reprises, il hurla son nom qu’elle perçut avec peine. Alors, hors de lui, l’enfant d’Yrathiel frappa la plantule comme un forcené. Le Porteur tranchait les fins pédoncules se dressant face à lui. Il tailladait les liens vivants qui emprisonnaient la Fille des Vents. La lame, tissée à la hâte, n’en était pas moins d’une remarquable efficacité. Très vite, il se fraya un accès jusqu’à son amie. Autour de lui, des morceaux charnus grésillaient et s’agitaient parmi la rocaille. Les cris du garçon résonnaient dans le gouffre au-dessus duquel il ferraillait. Les jambes de Lorelanne pendaient dans le vide. Quelques minutes encore et elle disparaitrait au fond de l’antre de l’ogresse végétale.
Seulement Sans-nom possédait d’autres ressources qu’une simple lame. Passé l’affolement, l’Eliathan contre-attaqua férocement, utilisant aussi l’Ether, en abondance. Tandis qu’il tentait de libérer son amie des bras de la Kirg, Sans-nom forgea des globes à feu qui se déversèrent dans la faille. Pour lui, un jeu d’enfant. Les lucioles multicolores illuminèrent les parois abruptes de la caverne. Elles dévoilèrent l’ossuaire qui en tapissait le sol. La Kirg ressemblait à un monstrueux buisson de tiges larges et épineuses, combinant les rouges, les orangés et les verts, d’où surgissait un foisonnement de pédoncules. Les petites boules de lumière s’abattirent sur elle et lui infligèrent de profondes brulures. Pour parer à ce danger inattendu, les bras de la créature délaissèrent les humains à l’extérieur. Ils s’évertuèrent à broyer les intruses toujours plus nombreuses au sein de la tanière. La plantule bataillait avec les sphères lumineuses du Façonneur de Rêves. Chaque fois qu’elle réussissait à briser l’une d’entre elles, la lueur libérée pénétrait profondément les chairs filandreuses. La faille retentissait de l’écho de ses efforts pour échapper aux morsures ignées.
Profitant de ce répit, Sans-nom s’éloigna du gouffre en soutenant une Lorelanne groggy. Fuir au plus vite était la seule option raisonnable. Ils traversèrent ainsi le champ de ruines, dépassèrent les Pierres Dressées. La jeune Damoiselle récupérait peu à peu de ses forces. Quand la Kirg brisa le dernier globe à feu, de nombreuses lianes surgirent d’autres aspérités du sol afin de s’élancer à leur poursuite. Les dents serrées, le garçon frappait à l’aveugle. Il serrait contre lui son amie. Leur fuite dura une éternité. Au bord de l’épuisement, Sans-nom trébuchait sur le moindre obstacle, tissait de nouveaux leurres, taillait les cirres agressives qui leur barraient le passage dans un paysage erratique baigné par un faux jour.

Les heures passées avec le Gasthil à éreinter mon corps et assouplir mon esprit, les longues séances d’escrime en compagnie du Mystic Yvan Mondolini, les enseignements de ma chère Nashi, ces instants de vie si éprouvants en leur temps n’avaient eu qu’un seul et unique but : me préserver de ce qui arriva ce soir-là dans les Terres Mortes. Sans eux, je n’aurais jamais réussi à échapper au traquenard tissé par l’affreuse goule végétale ni sauvé ma chère âme-sœur. Elie, chacun d’entre vous a droit à mon éternelle reconnaissance.

L’obstination du Tisseur paya finalement. Dans le soir naissant, comme ils s’éloignaient droit devant eux, la peur chevillée au corps, la Kirg renonça à poursuivre ces proies trop retords. De toute son existence qui s’étirait sur plusieurs cencycles, elle n’avait connu semblable déconvenue. Impitoyable, la fournaise de l’Ether brûlait en elle. Non qu’elle agonisât, loin de là, mais la créature se résigna à attendre une pitance moins rebelle. Lorelanne reprit progressivement ses esprits malgré la douleur qui lui embrasait les nerfs. Bien plus tard, ils aperçurent les flammes du feu de camp. Inquiet, Ardevaingt courut à leur rencontre dès qu’il les aperçut, épuisés, vacillants et se soutenant l’un l’autre. Les adolescents s’assirent près du feu, recroquevillés d’effroi. Le Shumiet leur servit une infusion bouillante de chalme qu’il rallongea d’un trait de liqueur. Ils burent en grimaçant puis se détendirent peu à peu. Ils jetaient fréquemment des regards effrayés vers l’obscurité environnante. Alors, afin de les rassurer, Sigismond alimenta le brasier et fit instantanément reculer les ténèbres. Aux vêtements déchirés de la Fille des Vents, le petit homme devina en partie l’hideuse rencontre vécue par ses compagnons. Il ne montra guère d’étonnement durant leur récit. Quand Sans-nom se tut, il hocha la tête : « C’est un miracle que vous vous en soyez tirés sains et saufs, conclut-il. Un vrai miracle. »
Lorelanne se tourna alors vers le garçon muet. Ses yeux exprimaient une puissante émotion à la hauteur de l’épouvante ressentie sous l’emprise de la plantule. Elle se pencha vers Sans-nom, l’attira à lui et lui déposa un baiser appuyé sur la joue.
— Mon sauveur !
Le garçon rougit violemment. Il se dandina sur place soudain mal à l’aise. Il y repensait plusieurs heures après qu’ils se furent couchés et ses amis endormis. Les yeux grands ouverts, Sans-nom fixait les brèches célestes où scintillaient des myriades d’étoiles. Les pensées se reflétaient dans les cieux, tumultueuses, chaotiques comme les chapes de nuages qui filaient au-dessus d’eux. Le sommeil le fuyait avec insistance. Ils auraient pu mourir. Une de ces tragédies ordinaires ignorées du monde. L’Histoire aurait alors suivi un autre cours, indifférente. Une terreur froide stagnait en lui. Celle de perdre la belle Damoiselle à jamais. Il avait fait preuve d’imprudence en négligeant les recommandations du Shumiet. Abattu, il se leva de sa couche et s’installa auprès de Lorelanne qui geignait dans son sommeil. La contempler, à présent en sécurité, amoindrissait son tourment. Des minutes filèrent ainsi.
Brusquement la vague putride et familière tâtonna à l’orée de son esprit puis l’envahit en exprimant une exultation effarante. Aussi brève que précise, la vision s’imposa à lui au cœur de la nuit. Au même moment, quelque part au cœur des Mortes, une troupe nombreuse, composée de Rats et de mercenaires Torochs, galopait dans leur direction en menant un train d’enfer. A n'en pas douter, ils atteindraient la Salèze avant l'aube.
 
Le Ser Ardevaingt raviva le feu de leur campement en y jetant quelques brindilles. Il était de méchante humeur. Il n’avait pas dit un mot lorsque Sans-nom le secoua violemment pour le tirer du sommeil. De temps à autre, il jetait un regard peu amène vers le garçon attentionné, penché auprès de la Fille des Vents dont il murmurait le nom, incapable, elle, de la brutaliser. Sigismond marcha jusqu’au sac de toile qui contenait un fouillis indescriptible de vêtements bariolés, en tartan. Il coiffa un bonnet plat au bord relevé à l’aide d’épingles d’argent et s’enveloppa d’un grand plaid. Puis il retourna s’agenouiller sur les talons auprès du feu en fixant les flammes renaissantes.
Sans-nom s’approcha peu après avec Lorelanne. Elle s’assit sur une large pierre. A la naissance de son corsage aux dentelles défraichies s’apercevaient de larges plaques boursouflées et violacées. Elle se caressa discrètement la nuque et réprima un frisson. La jeune fille ne semblait guère en forme. Conséquence prévisible de la confrontation avec l’hydre végétale.
— Résumons-nous, grogna le petit homme d’un ton revêche, tu as entrevu des cavaliers qui galopaient à travers le plateau supérieur des Terres Mortes. De maudits fouineurs de gorgys accompagnés de mercenaires Torochs. Par le passé, as-tu déjà eu ce genre de visions prémonitoires ? N’est-ce pas plutôt les brides d’un méchant rêve qui te poursuit depuis Galadorm, mon garçon ?
— Non, crois-moi, c’est vraiment réel. D’ailleurs, depuis lors, les Rats veillent à l’orée de mon esprit. Je les sens, avides d’y pénétrer. Je n’ai pas cauchemardé. Une vision nette et précise. Même si c’est la première fois que cela se produit, ce n’est pas mon imagination qui me joue des tours. Ils fondent sur nous à l’heure qu’il est car ils connaissent précisément notre position. Et ils me retrouveront où que j’aille !
Lorelanne restait de marbre, le regard lointain. Elle frottait rageusement sa nuque. Après un temps de réflexion, Sans-nom indiqua de la main la rivière. Il s’énerva devant l’apathie de ses compagnons.
— Vous devez fuir, immédiatement ! Par la rivière, vous leur échapperez.
— Nous ?
— Ils n’en ont qu’après moi, expliqua-t-il précipitamment. De mon côté, je vais les attirer vers le sud. Vous en profiterez alors pour atteindre les Brumes à bord de la yole. Seul, j’ai plus de chance de leur fausser compagnie. Soyons réaliste. Après notre mésaventure d’hier, Lanne n’est pas en état de supporter une longue traque. Je les connais bien, ils ne nous lâcheront pas de sitôt.
A cet instant seulement, la Fille des Vents réagit à la proposition du garçon d’une voix atone. Son charmant visage se plissa sous une douleur invisible.
— Jamais ! Nous ne te laisserons pas courir de risque inutile, n’y songe même pas !
Sigismond approuva, le regard grave. Il inspecta les ténèbres qui cernaient leur campement. Ses pensées se noyèrent dans le grondement du cours d’eau en contre bas du talus. Il réfléchissait sur cet étrange coup du sort. Hors de question de livrer l’enfant à ces brutes ! Un rien théâtral, le Shumiet leva la main pour réclamer leur attention.
— Réfléchissons ! La plateforme des Gris se trouve en aval, n’est-ce pas, derrière le coude que forme la Salèze, à environ un demi mille.
— Personne ne m’obligera à y retourner, cracha rageusement Lorelanne. Je me battrais s’il le faut. Mais pas question de s’y rendre !
— Telle n’est pas mon intention ma chère, l’assura-t-il en soulevant son bonnet plat pour la saluer.
Il se plia en deux, un sourire ironique au bord des lèvres.
— Mais c’est là un point à ne pas négliger, ajouta-t-il, se redressant comme un ressort. Tu dis que la troupe est d’importance ?
— Il m’a semblé, confirma le garçon intrigué.
— Alors je ne vois qu’une échappatoire, risquée, mais envisageable, car les Rats hésiteront peut-être à nous poursuivre au sein des Terres Grises. Si nous traversons la Salèze, nous atteindrons l’embarcadère sur l’autre rive à l’aurore. Probable qu’il y ait une Passe à proximité. Certes je déteste l’idée de naviguer de nuit mais nous n’avons guère le choix. Nous devrions y trouver la route qui nous conduira jusqu’au plateau du Lat-Arhin. Une fois là-bas, nous aviserons si, par malchance, ces démons s’obstinent.
— Ils le feront. Combien de temps cela nous prendra-t-il pour rejoindre la falaise ? demanda Sans-nom.
— A peine une journée de marche forcée, je pense. Peut-être moins. Nos ennemis auront, quant à eux, à traverser la rivière avant de se lancer à nos trousses. Cela nous offrira un peu de répit. Et si j’en crois mon expérience, un comité d’accueil les attendra sur place.
— Alors en route, s’exclama la jeune fille en se dirigeant pesamment vers les bagages posés près de sa couche.
 
Déjà elle revêtait une tunique courte, sans manche, qu’elle serra avec force à l’aide d’un large ceinturon. Ses gestes étaient saccadés et rageurs. Puis elle glissa plusieurs lames dans les gaines en cuir clouté qui lui ceinturaient les bras et les cuisses, par-dessus la culotte noire, moulante et gracieuse. Elle attacha la boucle du manteau court bordé de fourrure puis se coiffa d’un large bonnet retombant en pointe sur la nuque.
— Une fois sur l’autre rive, nous abandonnerons une grande partie de nos affaires, l’informa Sigismond en passant près d’elle. Ne vous chargez que de l’indispensable.
Sans-nom n’emporta quant à lui que le précieux havresac. Ils embarquèrent dans les éclaboussures et les grondements furieux des eaux enténébrées. Un globe à feu surgit du néant. Il illumina d’une pâle aura leurs efforts comme ils s’éloignaient du talus raviné. Sans-nom s’empara d’autorité de la longue perche. Dans un équilibre précaire, il tentait de déjouer les remous nombreux et les obstacles affleurants. Lorelanne se tassa à l’avant de la légère embarcation, indifférente, le regard plongé dans la nuit.
A l’arrière, le Ser Ardevaingt plaça l’aviron de godille dans l’engoujure. Puis, avec force gestes, il le saisit à deux mains à hauteur d’épaule. La pelle longue et étroite plongea dans l’eau. Le fût rigide dépassait largement le petit homme. Grimaçant contre la résistance, il inclina fortement l’aviron. La manœuvre requise pour faire virer l’embarcation exigeait la plus haute application. Soudain, le fragile esquif manqua de déraper latéralement sous la poussée d’un contre-courant insidieux. Sans-nom se ploya désespérément sur la perche. Serrant les dents sous l’effort, il tentait d’accrocher le fond rocailleux. C’est alors qu’un intense flux éthéré les environna, contrôlé d’une manière magistrale. Instantanément, la yole se redressa avant de retrouver un équilibre précaire. Puis elle fila vers l’aval. Le garçon jeta un regard étonné vers la silhouette familière qui donnait de rapides mouvements de poignet pour que la pelle ne soit pas soulevée par la pression de l’eau.
Autour d’eux, le Tisseur devinait une Présence étrangère à l’œuvre. Tout d’abord, il songea au Néogrine mais cette dernière était différente de ce que l’Eliathan avait rencontré jusqu’ici sur le Continent ou en Yrathiel, au cœur de l’océan, qu’il hésita à conclure hâtivement. A l’inverse des enseignements suivis auprès des Maîtres-Façonneurs de la cité d’albâtre, des leçons du Gasthil et de la Dame de la Ronde des Arbres, des pratiques des Mères des Clans, la Présence évoluait dans un silence absolu, dépouillée de l’habituelle résonnance. Trop raffinée et fort complexe. Une assistance qui fluctuait en désaccord avec l’Onirie. Etonnamment, elle en modifiait subtilement la trame originelle. Elle dégageait d’énigmatiques effluves, au mépris de toutes les conventions. Un tel sacrilège ainsi que l’absence inexplicable de tonalité déconcertaient l’apprenti-façonneur. Il se souvint avoir déjà éprouvé cette sensation d’étrangeté. C’était lors de sa confrontation avec les Ombres du Blanc Pays. La gorge sèche, Sans-nom ignora ouvertement ce que la raison lui soufflait. Il ne tenait pas à réfléchir plus avant, encore moins à accuser... L’immédiateté du danger suffisait pour l’heure. Il concentra son attention aux manœuvres qui permettraient de maintenir l’embarcation à flot.
Quand la yole aborda le coude de la rivière, elle accéda à des eaux plus tranquilles. Petit à petit, ils se rapprochaient de la rive opposée, à présent décelable dans le halo du globe à feu.
— Pousse plus fort, mon garçon ! Méfie-toi, ça va secouer. Un peu plus loin, la pente s’accélère dans mes souvenirs. Nous risquons de nous échouer sur des bancs traitres.
Sans-nom se positionna sans répondre, attentif aux remous. La barque frémit à plusieurs reprises mais le garçon ne s’inquiéta pas outre mesure. La Puissance qui les accompagnait maitrisait parfaitement leur trajectoire. Même si le Ser Ardevaingt feignait la difficulté dès que les eaux s’agitaient, l’enfant d’Yrathiel était convaincu que leur étrange compagnon avait la situation bien en main. Il sourit discrètement, plongeant la longue pièce de bois en direction d’un tourbillon qui annonçait un péril. Pourtant, à la dernière minute, l’embarcation se déroba devant l’obstacle immergé, comme par magie.
« Rien ne peut nous atteindre, songea-t-il presque reconnaissant. » Il en était convaincu. Ils parviendraient sans encombre au ponton sur la rive opposée.
Mais qui était donc cet étrange ami ? Sûrement pas le joueur invétéré, coureur de jupons, rejeton dévoyé d’un Erudit Shumiet comme il s’appliquait à le laisser croire depuis leur première rencontre ! Sans-nom aurait été bien en peine de répondre à cette question. Il renvoya ses doutes et ses supputations à plus tard. Pour l’heure, il s’astreint sagement à tenir son rôle d’auxiliaire.   
 
Au-devant d’eux, la silhouette du ponton en rondin se profila dans les teintes blafardes de l’aube. Sigismond se tendit fortement en avant afin de freiner l’embarcation qui bifurqua brusquement. Sans-nom manqua d’être projeté à l’eau. Il lâcha la perche sous l’effet de la surprise. Le petit homme renouvela à plusieurs reprises la manœuvre. Le courant, lisse en cet endroit, permit d’enfoncer le flanc de l’embarcation dans la terre, à quelques coudées en amont de l’édifice des Gris. Aussitôt le Shumiet poussa une exclamation réjouie. Il se tourna vers les enfants en brandissant l’aviron d’un air triomphant.
— Belle balade, ma foi ! Sans-nom, je te remercie pour ton aide précieuse. Il s’en est fallu de peu que nous finissions au fond de la Salèze à plusieurs reprises.
Le long visage en pointe se plissait de malice. L’Eliathan s’abstint de répondre. Soudain il remarqua dans le regard jubilatoire posé sur lui l’ombre de la suspicion. Si le Ser Ardevaingt tenait à garder certains petits secrets, cela ne regardait que lui. C’était avant tout son ami. Il esquissa un sourire timide et balbutia en enjambant le bord : « Merci, Sigismond. Mais sans toi, nous ne nous en serions pas sortis aussi bien. »
— Pour sûr ! se rengorgea le petit homme perplexe, en sifflotant gaiement.
L’ombre du doute disparut. Puis il se tourna vers le pan érodé où s’accrochait une végétation buissonnante menant à la berge qui les dominait, sous des cieux chargés de lambeaux de nuit. Il soupira devant ce triste décor : « Point de congratulations prématurées ! Nous ne sommes pas sortis d’affaire pour autant. Pendant que je décharge, occupe-toi donc de notre Damoiselle. – Il montra du menton Lorelanne prostrée à l’avant. – Elle semble avoir besoin d’un peu de réconfort. »
Sans-nom entraîna la Fille des Vents sur la terre ferme après avoir longuement insisté. Les démangeaisons la tourmentaient au point qu’elle maintenait ses bras serrés autour de sa poitrine pour résister à l’infernale tentation de s’écorcher à vif. Les plaques bourgeonnantes viraient à un vilain lie-de-vin. Elle pesa contre son épaule. Sigismond les rejoignit. Il inspecta, silencieux, l’épiderme violacé.
— Evidemment, conclut-il contrarié. J’aurai dû prévoir ce désagrément. Attendez, j’ai ce qu’il faut pour vous soulager un peu !
 Il farfouilla quelques minutes dans ses bagages.
— Tenez, jeune fille, mâchonnez ces boules d’ortez. Elles calmeront la douleur pour le moment. La kirg vous a administré une forte dose d’un poison anesthésique. Il est rarement mortel mais provoque de fortes irritations. Par chance, la dose n’a pas entrainé une paralysie des muscles ni du cerveau. Vous retrouverez l’usage de votre corps progressivement.
— Je lui en suis extrêmement reconnaissante, ironisa Lorelanne en mastiquant les petites boules grises qu’il lui avait posées dans les mains.
La texture en était pâteuse, le goût insipide. Elle se retint de recracher sur l’instant et préféra obéir. Elle combattait l’insistante somnolence qui ne la quittait plus depuis son réveil au campement. Impuissante, elle avait assisté aux difficultés des deux compères pour traverser le fleuve sans pouvoir leur prêter main forte. Des bouffées de rage l’envahissaient à mesure que filait la nuit. Le petit homme entraîna le garçon à l’écart. Il paraissait soucieux. Il jetait de fréquents coups d’œil, par-delà la rivière, vers la rive orientale qui se dévoilait peu à peu.
— Il faut partir à présent. Comme la petite ne peut rien porter, j’ai réparti l’indispensable entre nous deux. Toutefois je crains que ce ne soit pas suffisant pour atteindre le Pays des Brumes. Aide-moi à remettre à flot la yole pour effacer toute trace de notre passage.
— Ce ne sera pas nécessaire, mon ami, l’assura le garçon navré. Ils savent déjà où je me trouve avec précision. Je les entends fureter à la lisière de mon crâne. Il ne leur faudra pas longtemps pour deviner nos intentions. Les gorgys approchent, leur présence se renforce. Rien au monde ne les empêchera de nous poursuivre plus avant. Ce n’est pas un ridicule cours d’eau qui va les arrêter !
— Non, sûrement pas. Les ralentir à l’occasion. Alors ne perdons plus de temps.
Le petit homme se précipita vers l’embarcation. Il s’affubla d’un plaid, croisé sur la poitrine, qui lui descendait jusqu’aux pieds. Il se coiffa de l’indispensable bonnet plat qu’il orna avec coquetterie d’une brindille ramassée parmi les hautes herbes. Il se chargea d’un sac qu’il équilibra dans son dos, passant les lacets de corde autour de l’épaule droite. Enfin il saisit une sacoche rebondie, la fit glisser sur l’autre épaule, empoigna deux courtes piques et grimpa jusqu’au sommet du talus en pesant avec difficulté sur ses courtes jambes. Une lame battait sa cuisse gauche, accrochée à un large ceinturon. Au sommet, il s’arrêta pour souffler. Alors il se tourna vers les adolescents et leur fit signe de le suivre. Sans les attendre, le Ser Ardevaingt s’éloigna sur la piste brune qui filait vers la haute muraille de granit. Elle obstruait d’un bout à l’autre l’horizon.
Sans-nom se chargea à son tour en regardant d’un air malheureux les provisions qu’ils laissaient derrière eux. Sigismond lui avait préparé un second paquetage qu’il tint serré dans les bras. Il contenait certains effets de leur compagne. Le fils de Tyrson fit deux pas, déplaça le havresac rebondi à en craquer d’un mouvement d’épaule puis rejoignit Lorelanne.
— Allons-y, dit-elle en l’accueillant avec un faible sourire. Elle se saisit toutefois de son arc et du carquois qu’elle glissa dans son dos.
Elle s’accrocha à lui pour monter le talus. Là, il lui prit la main et l’entraîna à la suite de leur camarade. En cette fin de la saison des Grands Calmes, la rive droite de la Salèze se couvrait de tapis floraux d’une rare diversité. Un magnifique tableau coloré dont les arbres étaient absents. Autant les Terres Mortes ne présentaient que désolation et solitude, autant la frange qui séparait le fleuve du Lat-Arhin se parait d’une végétation foisonnante, déversant des fragrances musquées. Des nuées d’insectes bourdonnaient à proximité. On entendait les trilles joyeux de quelques volatiles invisibles. La large voie de terre rouge était creusée d’ornières, de roches mises à jour et pulvérisées, et de sillons profonds taillés par d’anciens convois. D’abord, ils avancèrent lentement dans la grisaille d’une aube qui annonçait une journée radieuse puis leur allure se renforça au fur et à mesure que la Fille des Vents retrouvait un peu de sa vigueur.
Devant eux, la muraille les dominait avec majesté. La paroi verticale scintillait sous les rayons célestes. Elle dévoilait un flanc lisse et inaltéré. Les voyageurs sentirent très vite peser sur eux la présence de cette entité naturelle.
A la mi-journée, ils s’octroyèrent enfin un court repos. Ils s’abreuvèrent d’eau fraîche et se rassasièrent de galettes de méteil qui s’effritaient sous les doigts, faute de pouvoir les couvrir de miel, de crème ou de beurre frais. Ils parlèrent peu. Chacun économisait forces et énergie pour la longue marche qu’il leur restait à accomplir. Sigismond sortit de nouvelles boulettes d’ortez du paquetage. Cette fois, la Fille des Vents reprit la laborieuse mastication sans aucunes hésitations. Les démangeaisons s’estompaient ainsi que l’insupportable torpeur. Son regard irisé retrouvait un brin d’assurance. Avec la disparition des bandeaux nuageux, l’air s’asséchait. Un ciel cru, azuréen, veillait sur leurs pas. Aucune ombre ne s’offrait aux voyageurs pour fuir la chaleur grandissante. Lorsqu’ils reprirent la route, Sigismond crut apercevoir des éclairs d’acier loin derrière eux, du côté de la Salèze, alors le petit homme accéléra discrètement le pas. Enfin ils distinguèrent le bandeau gris qui tranchait verticalement la muraille de granit.
— La Passe, s’exclama la Damoiselle, l’espoir retrouvé.
Elle brandissait la main vers l’entaille infligée au titan rocheux par les Voyageurs plusieurs cencycles auparavant. Au même moment, Sans-nom plissa les paupières, la main en visière, pour mieux distinguer le nuage de poussières qui grandissait à leur poursuite.
— Vite, cria-t-il en empoignant la Fille des Vents par le bras, ils arrivent.
Et malgré l’épuisement, les fuyards s’élancèrent vers la Passe.

Le Référent Shitar-She dirigeait un Lenkras conséquent qui s’élevait à quatre-vingt-quinze individus, mâles et femelles confondus. Trente-sept d’entre eux l’accompagnaient au cours de cette chasse impromptue. Les autres avaient dû rester au comptoir de Doïl pour s’occuper du troupeau des Convertis humains et gérer les affaires courantes. Cinquante mercenaires suppléaient à cette absence. La proximité des hommes le mettait toujours mal à l’aise. Leur chef, Temlyn, lui obéissait avec une servilité qu’il appréciait à sa juste valeur, c'est-à-dire à la hauteur de la prolixe générosité du Négus. Le Toroch était un combattant hors pair, cruel et amoral, mais d’une loyauté sans faille envers ces généreux employeurs. Le reste des mercenaires lui vouait un véritable culte de la personnalité. Ainsi en allait-il au royaume de l’Empereur Shimèses XIX, parmi les Seigneurs de guerre.
L’homme au crâne rasé montait un magnifique mult-liot à la robe fauve. Une longue épée lacée dans le dos, il inspectait depuis un moment le débarcadère des Gris avec une attention soutenue. Rien n’échappait au regard incisif, ni les voitures retournées, ni les marques de décrépitude sur les installations, ni même les multiples objets répandus, en partie dissimulés parmi les herbes hautes et les broussailles.
Shitar-She guida d’une main ferme le liot commun au côté du mercenaire qui le dominait de deux bonnes têtes. Comme pour ses congénères, un curieux harnachement ceignait le bas de son corps fuselé. Impossible de chevaucher à la manière des humains à cause de ses pattes trop courtes qui pendaient, inutiles, hors de la selle. Il était bien calé entre le pommeau et le troussequin surdimensionnés. De larges sangles croisées l’empêchaient de basculer lors de la chevauchée. Le Référent s’impatientait. Derrière eux, les deux troupes attendaient, en silence, séparément.
— Quand traversons-nous ? A l’heure qu’il est, ils se rapprochent des falaises. Vous savez combien il m’est important de mettre la main sur ces misérables…
— Je n’aime pas cet endroit. Il pue la mort !
Le gorgy pointa un museau frémissant vers le Cairn. Il balança la tête à plusieurs reprises. Les petits yeux rouges l’empêchaient de voir distinctement au loin pendant la période diurne. Il portait une longue robe noire et le sempiternel justaucorps de cuir qu’affectaient ceux de sa race. Il couina de dépit, la rage au cœur. Le Mur l’envoyait aux trousses de l’enfant perdu, lui, Shitar-She, un septième de portée. Un incroyable honneur qui risquait de lui coûter si celui-ci s’échappait une fois de plus. Les Autres n’acceptaient aucun échec. En revanche, s’il réussissait à le livrer, il pourrait alors caresser l’espoir de devenir Négus des Territoires de l’Ouest. Et davantage, certainement, lorsque surviendrait la Cinquième Vague.
— Sharg ! chicota le Rat en pointant un doigt accusateur vers le mercenaire. A quoi servez-vous donc, Toroch, si nous devons agir à votre place ! Méfiez-vous que nous ne réduisions votre récompense de moitié. Nous n’avons que trop flâner en chemin !
Le guerrier ne daigna pas répondre. Mais le visage aux pommettes saillantes se durcit. Ses yeux bizarrement rapprochés, bridés, se plissèrent dangereusement.
— Pense ce que tu veux, Shitar-She, mais un mal ancien habite cet endroit. Mes lames et moi, nous allons le contourner et franchir la Salèze plus en amont.
— Pour perdre davantage de temps… hors de question. Je vais régler l’affaire … mais sois certain que je n’oublierai pas ta désobéissance, Temlyn-Djin. Je veillerai à informer la Main de ce refus dès notre retour.
L’intéressé haussa les épaules avec un mépris évident. Le mercenaire reporta son attention sur le cairn apparemment désert. Ulcéré, le Référent délaça rapidement les lacets de fixation en obligeant sa monture docile à s’abaisser vers le sol. L’animal broncha sous la semonce furieuse du télépathe mais Shitar-She n’en eut cure. Il regroupa autour de lui ses affidés. Ils entonnèrent une sourde litanie en se trémoussant d’un pied sur l’autre. La troupe de guerriers s’écarta des robes noires. Les Torochs leur jetaient des regards chargés de peur et de dégout. Soudain l’un d’entre eux poussa un cri et montra du doigt la tempête végétale qui se déchainait parmi les Pierres Dressées.
Guidée par leur Référent, la vague fangeuse investissait pouce après pouce les rocailles quand elle surprit la goule assoupie dans sa tanière. La créature n’était habitée que par une seule pensée primale : pour survivre… dévorer. Elle pansait ses plaies après la déconvenue de la nuit. L’intrusion la surprit. Elle déploya des pédoncules démesurés à la recherche des intrus. Sous les yeux effarés des mercenaires, à l’abri au sommet de la colline, les bras moussus, filandreux, de la Kirg bouleversèrent tout ce qui se trouvait à leur portée. Ils soulevèrent des roches, les balancèrent au loin, bousculèrent les monolithes et élevèrent des nuages de poussière. Ils arrachèrent buissons et arbres rachitiques, ébranlèrent les bases de l’embarcadère au point d’en pencher dangereusement l’assise. Désespérément, l’hydre végétale tenta d’atteindre les maudits bourreaux dont l’étreinte mentale broyait peu à peu sa conscience. Puis les bras de la créature se dressèrent en une ultime convulsion avant de s’écraser au sol. L’ogresse expira, sa flamme de vie soufflée par la magie des Rats.
Les gorgys s’étreignirent puis regagnèrent leurs montures. Le Référent Shitar-She s’approcha du chef des mercenaires. Il retroussa les babines, dévoilant des crocs pointus. D’un œil narquois, il détailla le guerrier en jubilant. Les bottes de cuir noir montaient jusqu’aux genoux. Un pantalon clair et large supportait deux fourreaux lacés, porteur chacun d’un poignard effilé à la poignée de corne sculptée. Un long caftan crème, légèrement croisé, brodé et surchargé de pièces de cuir, couvrait un corps maigre, presque ascétique, dont une large ceinture colorée, en tissu, entourait la taille.
« Une défroque qui sied parfaitement à ce triste individu, songea-t-il. A quoi bon cet attirail d’acier si même une malheureuse plantule les force à reculer ! » Il se fit un plaisir de l’humilier en public.
— La place est libre, Djin, cracha le rat en se dandinant. Nous avons perdu assez de temps avec ces broutilles. A votre tour à présent ! Faites-nous traverser !
La mine sombre, le mercenaire lança la monture à l’assaut de la pente douce, suivi comme son ombre par ses hommes. Les longues épées tressautaient dans leurs dos. Leurs mains, le lobe de leurs oreilles et leur cou témoignaient d’une fascination maladive pour les bijoux ostentatoires, clinquants et rutilants. Sous les directives d’un Temlyn-Djin qui fulminait, les Torochs s’attelèrent aussitôt à la tâche. Pendant que certains remettaient à flot l’une des barges, abandonnées par les Voyageurs, trois cavaliers traversèrent la Salèze en luttant contre le courant impétueux. Ils tiraient derrière eux de solides cordes. Avec l’aide des mult-uriots, ils halèrent ensuite de l’autre rive des filins d’un bras d’épaisseur. Une fois la manœuvre accomplie, les Torochs attachèrent les traverses au tambour du treuil et actionnèrent les leviers démesurés jusqu’à les tendre au-dessus de la surface de l’eau. Le transport de la troupe occupa la matinée entière. Les gorgys franchirent les premiers la Salèze. Ils maintenaient leur emprise psychique sur leurs montures qui montraient des signes de fébrilité. A peine sur la berge opposée, ils se réunirent sur la route et laissèrent le soin de la traversée des bêtes de bât aux humains. L’après-midi était déjà bien entamé lorsqu’ils se lancèrent finalement à la poursuite du trio. Bizarrement, le chef des Torochs prit un malin plaisir à ralentir les traversées. Il exécrait le Référent. C’était viscéral. Il ne pouvait l’expliquer mais le Rat lui répugnait. Jusque-là, escorter des colonnes de Convertis jusqu’au Mur, à travers les Terres Mortes puis les Thielvériles hostiles, n’incommodait pas cet homme froid, pétris de certitudes religieuses. Au cœur de la Mystique, l’antique cité de Gald, le Djin fréquentait une société secrète, les Zegthars, qui prônaient de sombres préceptes et annonçaient l’Ultime Combat. Des fanatiques qui, jusque-là, n’avaient jamais réussi à pénétrer l’entourage restreint de l’Empereur Shimèses XIX, combattus par la majorité des Mains et des tribus. Temlyn, lui, écoutait leurs funestes prédictions sans toutefois y apporter crédit. Pour l’heure, les Rats rétribuaient grassement ses services. Chaque course ne présentait qu’une part restreinte de risques. Il contribuait de cette manière à la prospérité de l’Empire, son seul devoir.
Seulement, cette fois, c’était différent. Temlyn n’ignorait pas qu’ils pistaient l’enfant perdu d’Yrathiel. Les plus folles rumeurs couraient sur le compte d’un soi-disant Prédestiné des Inconstants. Maître-dragon pour les habitants de la cité de Galadorm, Eliathan pour certains Hommes Gris, exécrable imposteur pour les autres, ce garçon adorait semer troubles et discordes dans son sillage. Et si ces malheurs atteignaient l’Empire à leur tour ! Le guerrier de l’Est estima une fois de plus qu’il n’aimait pas cette chevauchée mais qu’il se devait de découvrir la vérité cachée derrière ce tapage. Il enfourcha sa monture, résigné à rattraper l’Eliathan si, du moins, le garçon qu’il pourchassait se révélait bien être ce supposé épouvantail. A l’arçon de devant pendait un casque rond en fourrure épointé, muni d’un maillage d’argent. Il fut tenté un instant de le coiffer mais la bataille paraissait encore loin.
Les Rats s’étaient déjà mis en route. Les deux groupes demeurèrent à distance. Ils se rapprochèrent rapidement de la haute falaise qui marquait les limites du lat-Arhin.

La Mère des Clans observait d’un œil critique l’ouvrage antique qui se dressait près de la fissure. L’assemblage de poulies et de cordes, de leviers et de cabestans, était construit sur un socle de pierres taillées d’une hauteur d’homme. Assemblées sans mortier par la puissance de l’esprit créateur, songea-t-elle. Le long panier, blasonné d’étoiles-miroirs, reposait non loin. Une corde le reliait à l’édifice et s’enroulait autour d’un large tambour actionné par une sorte de grande cage à écureuil dans laquelle devait marcher un homme pour en faire fonctionner le mécanisme.
— Shaïa, leurs poursuivants se rapprochent. Jamais Sans-nom ne parviendra à atteindre le Lat-Arhin sans notre aide. Laissez-nous lui porter secours avant qu’il ne soit trop tard.
Penché au bord de la falaise, Tibelvan bouillait sur place. Elie l’avait arrêté alors qu’en compagnie du Mystic Yvan Mondolini et de la Femme Grise, il s’apprêtait à rejoindre son ami au pied de la muraille.
— Je sais, mon garçon. Sois sans crainte, nous ne les laisserons pas faire.