Livret Cinq : Les Terres Mortes.
Chapitre vingt-quatre : La traversée des Mortes (2). De l’autre côté du fleuve, on apercevait un ouvrage identique. De longues barges reposaient sur le talus accidenté, hors d’eau. Au-delà, un ruban sombre barrait l’horizon.
— Les falaises du Pays des Gris, précisa le petit homme qui se révélait être d’une incroyable érudition dans les domaines les plus divers. Elles culminent en remontant vers le nord. Nous ne devons pas être très loin d’un passage pour accéder aux territoires des Protecteurs d’Antan. Le reg rocheux et désertique s’étend sur des milles. Un vrai paradis pour les reptiles et les loups rouges. Une personne sensée éviterait ces parages à moins d’y être forcée. Ce mur nous accompagnera jusqu’aux forêts des Thiels.
— La Terre des Protecteurs Gris, murmura l’enfant d’Yrathiel, subitement enclin à la mélancolie.
Dans l’après-midi, le lantin montra des signes de nervosité. A plusieurs reprises, il sortit la tête de l’eau. Il poussait de longs gémissements larmoyants dans leur direction. Il agitait les nageoires pectorales d’étrange manière et ralentissait considérablement sa course. Lorelanne lui jetait des regards déconcertés. N’y tenant plus, elle se tourna vers le petit homme : « Pourquoi fait-il cela ? ».
— Il n’est guère à la fête, mon enfant.
Elle lui lança un regard assassin avant de comprendre qu’il savourait sa colère. Alors elle secoua la tête de découragement. L’insouciance constante de leur compagnon lui tapait sur les nerfs. Impossible d’avoir avec lui une conversation sérieuse.
— Je crains qu’il nous faille bientôt nous passer de ses services.
— Comment ? s’exclama Sans-nom en ouvrant de grands yeux. Mais nous sommes au beau milieu de nulle part. La cité de Dhat-Avalone est encore loin.
— Les eaux de la Salèze se refroidissent, expliqua le petit homme sur un ton professoral, ce qui ne convient que moyennement à notre énorme compagnon. Son métabolisme ne supportera plus très longtemps ce traitement rigoureux. De plus, il n’a plus sa portion quotidienne de nourriture depuis que nous avons quitté le Tarad. A notre prochain campement, nous le laisserons regagner Esorit. Même si cela me fend le cœur de le rendre à cette vipère de Silvertun. Vous ne voudriez pas qu’il tombe souffrant par notre faute.
Lorelanne protesta pour la forme car elle s’était attachée à l’énorme animal. Mais elle convint finalement qu’il n’y avait pas d’autre alternative. Sans-nom s’alarma, lui, sur les suites de leur périple mais ses protestations demeurèrent lettres mortes. Ce soir-là, la Fille des Vents dorlota longuement son protégé puis elle l’accompagna sur une courte distance lorsqu’il s’éloigna vers le Tarad. Ses lamentations qu’ils avaient finies par interpréter comme des marques de satisfaction de sa part résonnèrent dans le crépuscule bien après qu’il se fut fondu dans l’obscurité du fleuve.
Au matin, le Ser Ardevaingt Sigismond extirpa de sous les bagages qui encombraient le fond calfaté de la yole, deux pagaies et une longue perche. Il installa à l’arrière une godille légère sous le regard intrigué des jeunes gens.
— Voilà, s’exclama-t-il après avoir manipulé à plusieurs reprises la longue poignée de l’aviron, avec cet attirail et quelques efforts de la part de chacun, nous poursuivrons notre voyage. Sans doute que notre allure risque d’en souffrir mais les premières pluies ne descendront des monts que dans trois quaines. Avec de la chance, nous aurons alors atteint le Pays des Brumes et nous serons bien au chaud à Dhat-Avalone, n’est-ce pas Damoiselle !
Lorelanne l’assura une nouvelle fois de l’accueil chaleureux des siens, ce dont ses amis semblaient douter mais pas pour les mêmes raisons.
Le soir venu, l’humeur était radicalement différente : des plus moroses. La journée n’avait été qu’une succession de déconvenues, certaines comiques certes, entrecoupées d’éclats de rire et de joyeuses bousculades, d’autres plus angoissantes, frissons d’impuissance et visions de catastrophes imminentes. Ils n’avaient guère progressé mais ils étaient exténués, le corps endolori, les mains écorchées dans leurs pitoyables tentatives pour maintenir la yole à contre-courant. A deux reprises, seule une discrète intervention de l’Autre leur épargna un naufrage peu reluisant. Ils étaient trempés, sales et de méchante composition. Ils dévoraient en silence un pâté d’alouettes en croûte que le Shumiet accompagnait avec libéralité d’un rouge épicé des Monts d’Olfert. Ses jeunes partenaires se contentaient, eux, d’eau de rose.
— A cette allure, c’en est fini de nos chances d’atteindre le Pays des Brumes avant les premières pluies, bougonna Sans-nom entre deux bouchées. Nous n’aurions pas dû libérer le lantin…
— Ne dis pas cela, lui reprocha immédiatement la jeune fille, les yeux flamboyants. C’était lui infliger davantage de souffrances afin de préserver notre petit confort égoïste. Si, au moins, tu savais mieux te servir d’une pagaie.
Sans-nom reçut l’accusation comme un véritable coup de poing. Il l’affronta du regard, le visage fermé. Puis, sans un mot, il s’éloigna vers le bord du talus qui menait au fleuve, redevenu au fil des jours une rivière fantasque.
— Ce n’est vraiment pas très gentil de votre part, remarqua le Ser Ardevaingt, allongé contre un énorme rocher qu’il avait pris soin de recouvrir d’une couverture à carreaux rouges et émeraudes.
Il fumait et buvait comme à son habitude.
— Plutôt injuste même, à mon avis, jeune fille ! reprit-il comme elle s’abstenait de répondre. Nous avons tous les trois peu de disposition pour la navigation, reconnaissez-le.
— Oh vous ! …
Il sirotait le nectar puissant au goût de truffe. Ses yeux étincelaient de malice. La colère de la Fille des Vents s’évanouit devant tant de bonhomie.
— Il risque de m’en vouloir, n’est-ce pas ?
— Non, Sans-nom n’est pas un garçon ordinaire. Ton reproche l’a blessé mais quelques honnêtes excuses effaceront l’offense. Il t’apprécie énormément…
— Vous l’aimez bien ?
— Nous sommes amis, concéda le petit homme en se callant confortablement. Dans mon exil, je n’ai pas rencontré plus digne associé. Il n’y a aucune traîtrise en lui, Damoiselle. Son innocence est un vrai bonheur. Allez-y et ramenez-le-nous avant qu’il ne tombe à l’eau par maladresse. Nous devons aviser après ces malheureuses péripéties.
Lorsqu’ils réapparurent, Lorelanne tenait fermement la main du garçon. Sans-nom suivait en trainant des pieds. Sous le regard amusé de Sigismond, elle le fit assoir près d’elle puis se saisit d’une galette de froment qu’elle recouvrit avec générosité de miel. Ordinairement, Sans-nom les adorait. Il s’en était gavé le matin même. Seulement il repoussa gentiment le présent sans quitter les flammes des yeux, son visage étroit tendu sous la contrariété.
— Bon, s’exclama le Ser Ardevaingt pour éviter un second esclandre qu’il sentait poindre, de nouvelles dispositions s’imposent. Impossible de continuer de la sorte.
— Pourquoi ne pas poursuivre à pied ? proposa Lorelanne. Les contreforts des Thielvériles sont à peine à vingt jours de marche. Nous traverserons à gué puis nous rejoindrons les passes qui mènent aux Lisières dans la foulée. Mon Peuple veille sur les brumes. Dès que nous pénètrerons dans les couloirs, les frontaliers nous protégeront et nous prendront en charge…
— Ou nous réduiront en charpie avant de s’apercevoir que l’une de leurs Filles voyage avec les étrangers. La triste réputation des brumes n’est plus à faire, jeune Damoiselle.
Il se saisit de quelques brindilles qu’il jeta négligemment au sein d’un feu chétif. Il réfléchit, jeta un regard de côté à Sans-nom, toujours immobile, puis concéda à regret : « Mais je retiens votre proposition. Toutefois il est hors de question que j’abandonne mes précieux bagages. J’aime voyager confortablement, voyez-vous. La marche ne fait pas partie de mes activités favorites. Alors, nous allons nous en tenir à notre plan initial. Toutefois, VOUS DEUX, vous me suivrez sur la berge. Un peu d’intimité ne vous fera pas de mal, glissa-t-il avec une pointe d’ironie. Quant à moi, je continuerai seul avec la yole. Plus légère, elle sera forcément plus maniable, et je ne vous aurai plus sur le dos à vous chamailler à la moindre occasion. »
Ce qu’il s’interdisait à leur confier, c’est qu’il prévoyait d’utiliser les connaissances de l’Autre pour naviguer. Des pouvoirs qui l’auraient rendu immédiatement suspect à leurs yeux.
Le lendemain matin, lorsqu’ils furent prêts, Ardevaingt leur fit d’ultimes recommandations. Lorelanne avait passé l’arc court dans son dos ainsi qu’un carquois rempli de flèches empennées de plumes d’aigles des hauts sommets des Thielvériles, fournies par son oncle avant leur séparation à Esorit. Elle chaussait des bottes montantes et portait un long manteau de laine à large capuche. Sans-nom, lui, avait retrouvé son allant. La perspective de passer quelques heures en tête à tête avec la Fille des Vents l’incitait à se réjouir secrètement. Il trépignait sur place depuis un bon moment.
— Méfiance, tout de même, les Terres Mortes ne le sont que de nom. Soyez vigilants ! A la moindre alerte, prévenez-moi. J’accosterai et vous viendrez vous réfugier à bord.
— Ne t’inquiète pas, Sigismond, nous savons nous défendre. Malheurs à celui qui oserait croiser notre route !
Et l’Eliathan mima un roulis du bras assez comique puis se fendit pour pourfendre un adversaire imaginaire. Lorelanne applaudit. Sans-nom salua, la main sur le cœur à la manière des Gris. Le petit homme n’apprécia guère la fanfaronnade. Il secoua plusieurs fois sa tignasse, libre pour une fois de l’emprise du bonnet plat, avant de frapper la poitrine du garçon de l’index en martelant chaque mot qu’il prononçait.
— Les hommes que vous rencontrerez ne seront que des fouisseurs de terre, des solitaires qui n’aiment pas la compagnie. Avec un peu de chance, ils vous éviteront. Si vous en croisez un, vous ne vous en apercevrez même pas. Mais je ne pensais pas spécialement à eux. Les Mortes abritent aussi maints dangers à quatre pattes, des léovards et des taurechs vindicatifs et cornus. Sans parler de ces horribles kirgs ! Ces satanées plantules adorent la chair fraiche, surtout celle des jeunes garçons dans ton genre. Alors ouvre l’œil, les deux même. Et n’oublie pas, ne prend aucun risque. Ne vous éloignez pas trop de la Salèze.
— Soyez sans crainte, mon cher Ardevaingt, je veillerai sur lui.
Sigismond les fixa une dernière fois, dépité, avant de rejoindre l’embarcation qu’il entreprit de mettre à l’eau. Les journées s’écoulèrent ensuite sans aucune mauvaise rencontre. Leur moral remonta en flèche. Comme il l’avait prédit, Sigismond maniait avec une facilité déconcertante la barque. Les jeunes gens marchaient d’un bon pas sur la rive, s’écartant parfois pour explorer un accident de terrain ou par simple caprice. Ils avaient tant à se confier.
Les Terres Mortes ! que de souvenirs réunis et tant de bouffées de bonheur. C’est sans doute là-bas dans ce désert erratique que se forgea l’indestructible sentiment que j’éprouve pour la Fille des Vents, qu’elle devint à mes yeux l’être le plus important en ce monde. Là aussi que l’amitié qui nous lie à Sigismond Ardevaingt s’affermit, en dépits de ce que nous découvrîmes par la suite. Chère Elie, ne croyez pas les mauvais esprits qui l’accusent de trahison ! Les promeneurs atteignirent le sommet de l’éperon rocheux. Il dominait la rivière agitée de remous. Du regard, ils cherchèrent la yole. Sans succès. Il était rare qu’ils l’aperçoivent immédiatement. Seulement Sigismond serait comme chaque soir au rendez-vous, le camp déjà installé. Un foyer rassurant qui flamboyait tel un fanal dans la nuit et un bon repas fumant de fort agréable manière au creux des gamelles, prêt à être englouti. Le petit homme se montrait un redoutable navigateur et assurait le transport de leurs bagages avec diligence. Pour éviter à Sans-nom de nouvelles langueurs, ils bivouaquaient dorénavant au bord de l’eau, sans faire appel à ses talents de Tisseur.
Ils s’assirent sur la roche nue pour admirer le magnifique panorama. En amont, sur la lande déserte, ils distinguèrent les formes oblongues d’un cairn et l’inévitable embarcadère en rondins qui s’avançait dans les flots tumultueux. Le ciel empli d’une grisaille gibbeuse, signe que la Saison des Tempêtes s’annonçait sous de piètres auspices. Par-delà la rivière, la terre des Gris s’étalait en un camaïeu de couleurs pastelles jusqu’aux pieds de la muraille naturelle qui barrait à présent l’horizon, verticale et inexpugnable. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre, éprouvant à l’unisson la même impression de désespérance en ces lieux isolés. Ils n’avaient jusque-là aperçu que quelques groupes de terrils reconnaissables à leur pelage roux, zébré de bandes noires et blanches sur le dos, et le vol lointain de plusieurs rapaces en maraude. Sans-nom déposa sur ses genoux le havresac dont il ne se séparait que très rarement. Il en sortit des galettes et des pommes tavelées qu’ils dévorèrent en silence. Ils burent ensuite à une petite gourde l’eau fraiche de la Salèze.
— Dès que nous aurons atteint Dhat-Avalone, je te présenterai à mon père, le Pasteuris Dhat Longtoin. Il t’appréciera forcément car je me charge de faire ton éloge. Mère t’aimera assurément. Elle dirige notre Maison et Père ne lui refuse rien.
— Hum, hum, acquiesça le garçon en grignotant une petite pomme sucrée. Et tes frères ?
— Filgéas et Tarn, les ainés, vivent dans les vallées de l’intérieur depuis leurs unions. Filgéas est même devenu Pasteuris de son village. Lichès et Maryn seront plus coriaces à séduire. Habituellement ils passent leur temps à patrouiller dans les brumes. Ce sont de redoutables frontaliers qui ne portent pas les étrangers dans leurs cœurs. Quant à Pavel, lui nous posera sûrement quelques problèmes mais je me charge de le raisonner dès notre arrivée.
— Ah bon, et pourquoi ferait-il cela ?
— Nous ne nous sommes pas quittés en très bon terme – et elle rit franchement au souvenir de la dernière matinée passée à Parrès en compagnie de son tuteur de frère. Ses yeux pétillaient, ce qui renforça l’inquiétude du garçon – C’est le Vieil Homme de la Montagne qui m’a encouragée à entreprendre ma quête contre l’avis du Pasteuris, mon père. Il refusait obstinément de laisser sa fille unique parcourir le monde extérieur, comme si je n’étais qu’une petite Damoiselle fragile et sans ressources. Lole, le Vieil Homme, lui a un peu forcé la main, expliqua-t-elle devant la mine déconfite de son auditoire. Père accepta finalement à la condition que Pavel m’accompagne. Il prétendait qu’un chaperon m’était indispensable, à moi, sa chère petite merveille.
— Et ? demanda Sans-nom qui commençait à envisager de futures complications, une fois parvenu au Pays des brumes.
— Et bien, j’ai consenti à ce que mon cher frère veille à ma sécurité. Evidemment, sinon je n’aurai jamais pu quitter la cité. Puis, un jour que l’on visitait le marché de Parrès, je l’ai planté là, au beau milieu des étals.
Elle le jaugea avec cet air de défit qu’il lui connaissait bien à présent. Il répondit par un timide sourire puis, détournant les yeux, s’enquit : « Il n’a pas dû apprécier ta petite ruse. Comment a-t-il réagi ? »
— Oh, mon oncle m’a assuré qu’il était rentré à Dhat-Avalone après m’avoir recherchée en vain durant plusieurs jours. Pour ma part, j’ai pris la route de Tavos dans l’heure qui a suivi et je ne l’ai pas revu depuis.
— Voilà qui ne présage rien de bon. Il risque de t’en vouloir et de ne pas m’accueillir chaleureusement.
— Forcément, il nous en voudra à tous les deux ! mais comme il m’adore, il nous pardonnera très vite. De toute manière, qui résiste à ton charme, Maître-dragon ! Il te suffira de l’éblouir avec tes Talents de Tisseur !
Elle éclata de rire, penchant la tête contre son épaule. Sans-nom réfléchit un long moment en silence, fixant l’horizon barré par les falaises de granit du Pays des Gris. Il décida que la Damoiselle prenait l’affaire un peu trop à la légère mais s’abstint de lui en faire part. Pourquoi gâcher une si belle journée ? La Fille des Vents se pressa contre lui. Elle resserra les pans de son manteau au large capuchon en frissonnant.
— Ce Vieil Homme de la Montagne, qui est-ce ?
— Un amour de vieillard, le sauveur de mon peuple. Notre protecteur, si tu veux tout savoir. Nous l’appelons Lole mais lui, préfère qu’on le nomme le Vieil Homme de la Montagne. C’est plus solennel. Il vit dans une vallée retirée au sein du massif d’où il protège les miens des dangers du monde extérieur.
Soudain le garçon songea à la Dame de la Ronde des Arbres. Il posa plusieurs questions. Son intuition s’en trouva confortée. A sa demande pressante, la Fille des Vents lui révéla ce qu’elle connaissait de leur étrange bienfaiteur.
— Lors de la seconde Vague, le Mur a chassé mon peuple de ses terres ancestrales. Longtemps il a erré, rejeté par les uns, combattus par les autres. Il aurait pu disparaitre comme nombre de ceux dont les Autres ont envahi les territoires. Mais nous sommes un peuple fier et pugnace. Notre fuite s’est perpétuée durant un millécycle jusqu’à ce que les Familles atteignent les vallées reculées des Thielvériles. Là le Vieil Homme les a accueillies. Il a offert à chacune d’entre elles un endroit pour que nous établissions nos Dhats. Nous étions peu nombreux alors. Ensuite Lole a protégé nos domaines en élevant les Lisières de brumes, parcourues par des vents infernaux. Depuis cette époque ancienne, mon peuple prospère sous la bienveillance de Lole et de ses servantes Shashanes. Il nous guidera vers un nouveau refuge lorsque la prochaine Vague surviendra. Il l’a promis aux Pasteuris.
— Si j’en crois ce que tu me racontes, Lole est âgé de plusieurs cencycles et il possède des Pouvoirs inaccessibles aux humains. C'est un Premier, n'est-ce pas ? Pourtant ces derniers ont quitté notre monde lors de la nuit de l’Appel. Pourquoi n’en a-t-il rien fait ?
— Le Vieil Homme ne nous aurait pas abandonnés. Il nous protège du Mur qui tranche les Thielvériles en deux.
Le garçon se releva sans rien ajouter, le regard triste et le cœur serré. Il lui tendit la main et ils reprirent leur route. Lorelanne respectait son silence en lui jetant de petits coups d’œil intrigués. Une pensée affligeait le garçon. Elle virevoltait dans sa tête : « La Dame était partie, elle, le laissant seul, sans protection. »
Ils cherchaient à rejoindre les rives de la Salèze lorsqu’ils aperçurent un mince filet de fumée à proximité. La curiosité les poussa à s’approcher malgré les recommandations du Ser Ardevaingt. Ils grimpèrent le long d’un monticule criblé de niches, écartant avec précautions une végétation ligneuse et agressive. Allongés derrière des crocs de roc, au sommet de la colline, les adolescents découvrirent un étroit vallon, plongé dans la pénombre. Rien ne révélait une présence si ce n’est un foyer de pierres rougeoyant. Ils inspectèrent les alentours sans succès et allaient abandonner leurs recherches lorsque, d’un fouillis de broussailles, surgit un étrange individu à la mine incroyable.
— Un fouisseur, murmura Lorelanne. Je n’en ai jamais rencontré. Quel triste individu !
En effet, l’ermite avait plus l’aspect d’un animal que d’un homme. Cheveux et poils recouvraient les traits de son visage. Ils se mêlaient à des oripeaux de fourrures et de peaux sur un corps décharné. Il portait un sac de toile rebondi qu’il renversa près du foyer et s’assit sur une pierre plate. De temps à autre, il s’immobilisait pour écouter les échos lointains. Les observateurs retinrent leur respiration. Ils s’aplatirent contre la pierre, fascinés. Le fouisseur sortit une lame de sous les guenilles, se saisit d’une grosse masse grise à ses pieds nus et commença à l’écorcher.
— Une pomme de roche, souffla la jeune fille. Quelle horreur ! Ce pauvre diable n’a donc que ça pour se nourrir, une misère.
Comme Sans-nom ne comprenait pas son aversion, elle précisa à voix basse.
— Filgéas en a rapportées à la maison lors de l’une de ces escapades dans les Mortes. Une seule bouchée a suffi pour me faire vomir. Ce n’est pas une honnête nourriture, crois-moi.
Apparemment, le fouisseur n’était pas du même avis. Il trancha plusieurs fois chaque pomme de roche avant de les jeter dans les flammes puis il les recouvrit de branchages. D’épaisses bouffées de fumée grasse s’élevèrent du fond du vallon. L’ermite se déplaçait à demi courbé vers l’avant, la tête basse, sans cesse sur ses gardes. Sans-nom tapota sur l’épaule de son amie et lui fit signe de la tête de reculer doucement. Ils avaient suffisamment perdu de temps. Le Ser Ardevaingt devait déjà les attendre et commencer à s’inquiéter.
Brusquement, le fouisseur se redressa, le visage tourné vers le nord, vers les montagnes lointaines. Il demeura immobile quelques instants puis il s’agita comme un diable sur un grill. L’ermite se précipita vers le trou d’où il était sorti plutôt dans l’après-midi et disparut d’un coup. Les pommes de roche noircissaient sous la morsure des flammes. Elles exsudaient toujours plus de fumée traitresse. Les voyageurs échangèrent un regard étonné. Rien n’expliquait la frayeur de l’ermite. Lorelanne poussa alors un petit cri puis elle montra du doigt un point dans les cieux moutonneux. Aussitôt elle se plaqua à terre, cherchant à son tour une cachette du regard. Sur sa droite s’ouvrait une fissure. La Damoiselle n’hésita pas une seconde. Elle s’y engouffra, s’y tortilla avec frénésie jusqu’à disparaitre.
Etonné, Sans-nom inspectait le ciel. Quand il les aperçut qui approchaient contre le vent, quelque chose en lui se révulsa à les contempler. La Fille des Vents réapparut. Elle le tira brutalement par la manche pour qu’il s’immisce contre elle dans l’étroit passage. Elle plaça un doigt sur ses lèvres, lui intimant un silence impérieux. Ses yeux le fuyaient. Etonnamment, l’Eliathan y découvrit un effroi qu’il n’aurait jamais soupçonné de la part de la Fille des Vents, d’ordinaire si courageuse. Alors lui revint à l’esprit l’étrange sensation de désespérance ressentie à la vue des spectres. Des ombres fuligineuses qui glissaient à plusieurs toises du sol, sans aucune forme précise, inconstantes. La lumière du jour rebondissait à leur surface comme si elle refusait de réchauffer de telles hérésies. Il frémit à ce souvenir. Lorelanne se serrait contre lui et tremblait par instant. Le souffle chaud de la jeune Damoiselle, la proximité de son corps pressé contre le sien balayèrent l’inquiétude. L’Ether brillait autour de lui, épousant des nuances subtilement différentes, plus pures que dans les bois de Brye. En un tour de main, il courba les flux d’énergie sous sa volonté. Avec dextérité, il élabora un tissage de protection au bord de la fissure. Aussitôt les deux silhouettes disparurent à la vue d’éventuels guetteurs. Leur position n’était guère confortable. Une curiosité malsaine dévorait l’Eliathan. Il devait en savoir plus sur ce nouveau fléau.
Sans-nom inspecta rapidement l’entaille de roche dans laquelle ils s’étaient réfugiés. Le garçon tendit le bras à l’horizontal et, après plusieurs tentatives, réussit à se frayer une petite ouverture donnant sur le vallon. Il s’étira malgré les protestations muettes de sa compagne afin d’observer avec plus de facilité la venue des ombres. Quand elles apparurent dans son champ de vision, le malaise resurgit mais il résista à l’impérieuse envie de fuir. Les créatures surplombaient le foyer où la pitance du fouisseur finissait de se calciner. Puis deux d’entre elles s’approchèrent de la cache. Elles demeurèrent à la verticale de l’endroit. Sans-nom ouvrait de grands yeux, éberlué par ce qu’il voyait. Autour des ombres, l’Ether s’effilochait comme électrisée. Elle perdait de sa palette de nuances, virait peu à peu en un halo translucide à l’intérieur duquel se tordaient les fils de la Trame. Comment les nouvelles venues parvenaient-elles à perturber l’Inaltérable ? Il sentit Lorelanne se recroqueviller contre lui mais il ne détourna pas son regard.
Après une éternité, le fouisseur s’extirpa de son abri. L’homme s’agenouilla devant les Ombres. Servile, le malheureux ne cherchait pas à fuir. Les créatures l’enfermèrent à l’intérieur d’une auréole immaculée. Alors, amorphe, il se releva lentement, prenant la direction de l’est, les bras ballants.
L’Eliathan ressentit le danger. Tout proche. Il serra entre ses bras la Damoiselle, renforça ses protections, comme le lui avait appris le Gasthil dans une autre vie. Cette fois, les tâtonnements furent différents des approches putrides des Gorgys. Etrangement détachés. Une empreinte éthérée, totalement étrangère. Il en émanait une curiosité sans borne et un appétit effroyable mais aucune malignité. Heureusement, les liens tissés par le fils de Tyrson, le doyen des Collèges, résistèrent à l’exploration de l’Ombre. Au bout de quelques minutes, la présence légère s’éloigna puis disparut totalement. Ils demeurèrent ainsi, pressés l’un contre l’autre, jusqu’à la nuit tombée.
Mère, l’Eliathan peut-il combattre de telles créatures ? Je ne suis encore qu’un enfant comme vous aimez à me le rappeler souvent. Nous aurions pu périr dans les Terres Mortes ou pire si les Ombres avaient décelé ma présence. Vous avez l’habitude de dire que le doute est une bénédiction. Pourtant j’ai l’impression qu’il combat jusqu’à l’espérance d’un Devenir victorieux. Pourquoi m’abandonner à votre tour de la sorte, Elie ? J’ai tant besoin de vous ! Quand, enfin, les adolescents se risquèrent hors de leur cachette, la Fille des Vents s’éloigna rapidement sans répondre à aucune de ses questions. Elle serrait les mâchoires en avançant prudemment parmi la rocaille. Elle se fiait au murmure sourd de la rivière pour en retrouver la direction. Sans-nom suivit, inquiet. Deux perles oniriques éclairaient chichement le sol. Il n’osait pas chasser l’obscurité à plus de quelques pas de peur d’attirer ces drôles de choses dont il savait devoir se défier.
Finalement, le duo rejoignit le campement dressé par le Shumiet, en retrait de la Salèze, dans un taillis d’aulnes souffreteux. Sans-nom laissa la Damoiselle raconter leur sinistre rencontre à leur ami qui prit le temps de préparer une pipe, silencieux, avant de réagir.
— Etes-vous certaine de ce que vous avez vu, Damoiselle ? Les jeux de lumière sont trompeurs dans les Mortes.
— Ne me prenez pas pour une gamine, Ser Ardevaingt. J’ai de nombreuses fois accompagné mes frères dans les brumes et au-delà. Je sais ce que j’ai vu. Des Ombres du Blanc Pays. Trois pour être précise. Elles cherchaient une proie et le fouisseur les a attirées bien malgré lui. Le pauvre, à l’heure qu’il est, je n’ose imaginer ce qu’il est advenu de lui.
Les paupières closes, Sigismond tira sur le long boyau qui déroulait des volutes de fumée à l’arôme boisée. Il savourait chaque bouffée avec ostentation. Une sorte de rituel qu’il appliquait afin de mieux affuter sa pensée, se plaisait-il à dire.
— Si loin du Mur, murmura-t-il, le regard lointain. Il fallait bien que ça arrive un jour ou l’autre. Mais pourquoi maintenant ?
Son regard perçant se posa alors avec insistance sur le jeune garçon. Sans-nom sentit sa gorge s’assécher. Il ne comprenait rien à tous ces mystères. En lui stagnaient encore les désagréables ressentis de sa rencontre avec les créatures des Autres.
— Qui sont ces Ombres ? - Le Maître-dragon ne cachait pas l’aversion qu’elles lui inspiraient. - Elles vous retournent la tête de désespérance. Elles font naître en vous une peur indicible.
Sans-nom préféra garder pour lui ce qu’il avait entrevu des perturbations observées sur les flux oniriques. La Damoiselle était suffisamment ébranlée.
— Les Ombres sont apparues à l’abord du Mur il y a déjà plus d’un décycle, l’informa-t-elle. Elles viennent du Blanc Pays. Selon Lichès, elles se chargent des Promis que leur apportent les Gorgys. Les guerriers de mon Peuple ont bien essayé de les combattre. En vain. Elles vous asservissent en un tour de main et vous devenez leur marionnette. Le seul choix que nous ayons, du moins pour le moment, consiste à les éviter.
— En effet, confirma le Shumiet, et c’est heureux que vous vous soyez dissimulés à leur approche. Le malheureux qu’elles ont capturé sera livré au Mur. J’ai en effet entendu des rumeurs concernant de telles créatures. Seulement je ne pensais pas en rencontrer sitôt sur notre route. Il va vous falloir redoubler de prudence et ne pas vous éloigner de la rive dorénavant. Plus nous approchons des montagnes et plus le risque est grand d’affronter l’une des abominations élevées par les Autres.
— Une fois la Frontière franchie, nous n’aurons plus rien à craindre des Ombres, les assura Lorelanne dans un souffle de fierté. Lole les tient à distance.
— Oh, murmura l’enfant d’Yrathiel, alors pourquoi s’en faire ! Les Premiers règnent en maitre sur leurs terres d’adoption, j’en sais quelque chose. Enfin jusqu’au jour où ils décident de s’en détourner.
Lorelanne et Sigismond le contemplèrent avec compassion. Sa voix s’était cassée sur ces derniers mots, dévoilant une blessure béante. La Fille des Vents lui tapota le bras et se pencha vers lui. Elle parla doucement comme on rassure un enfant au creux de la nuit.
— Le Vieil Homme de la Montagne ne désertera pas les Thielvériles, je te l’assure. Il attend ta venue avec impatience. Il m’a envoyée te chercher.
— Voilà qui devrait atténuer tes craintes, mon garçon. Toutefois nous nous montrerons prudents jusqu’aux portes des Pasteuris. Ensuite ce Lole veillera à notre sécurité, s’il faut en croire la Damoiselle. Le Pays des Brumes est sans nul doute le seul endroit où le danger ne surgit pas à chaque coin de bois.
La Fille des Vents se tourna vers le petit homme en laissant sa main posée sur le bras de son ami. Elle hésitait à interpréter les paroles du Shumiet. Ironie ou simple constatation destinée à calmer les frayeurs de l’Eliathan. Elle décida qu’il valait mieux ne pas approfondir.
— Je n’ai pas dit cela, rétorqua-t-elle en hochant de la tête. Lole nous protège des dangers de l’Extérieur, des hommes comme des Autres, mais nos montagnes ne sont pas sans dangers ni prédateurs. Ces derniers cycles, les Yets se sont montrés plus belliqueux. Ils n’hésitent plus à quitter leurs cavernes pour s’attaquer aux voyageurs ou aux fermes isolées.
— Jamais entendu parler de ces derniers.
— Ce sont des Presqu’hommes sauvages que le Mur a chassé lors de la dernière Vague jusqu’au cœur des Thielvériles. Autrefois ils se contentaient de vivre isolément dans les plus obscurs gouffres mais, à présent, ils ont acquis un esprit communautaire et chassent en groupes de plus en plus agressifs. Mon père prétend que le Mur s’en sert contre nous. Les Autres les dressent à affaiblir les Dhats au cours de la Saison des tempêtes. Heureusement, nous n’en rencontrerons pas avant les premiers frimas.
Le Ser Ardevaingt se leva en tapotant le culot de la pipe éteinte contre sa semelle.
— Bien, nous voilà avertis, soyez-en remerciée, Damoiselle. Aucun de vous deux n’a réellement cru, j’espère, que ce voyage serait sans risques ni surprises. A présent, il est temps de songer à se restaurer. La peur s’éloigne avec un ventre plein.
Le petit homme se pencha au-dessus de la marmite dans laquelle mijotait une succulente soupe de légumes, agrémentée de généreuses portions de lard. Sans-nom et Lorelanne poursuivaient leur babillage inquiet qu’il surveillait de loin. L’irruption des Ombres changeait bien des choses. Il devait agir avant qu’il ne soit trop tard. Sigismond ne partageait pas la naïveté des enfants. Les Ombres n’ignoraient pas leurs présences au bord du vallon. Après s’être assuré qu’on ne l’observait pas, il servit généreusement deux écuelles qu’il saupoudra rapidement d’une poudre jaune. Il remua longuement chaque portion qui dégageait un savoureux bouquet de senteurs. Ainsi fit-il disparaître le somnifère.
— Mangez ! les émotions renforcent l’appétit. A votre âge, il est souhaitable de ne pas rester l’estomac vide. Ensuite, un peu de repos vous fera le plus grand bien. Je veillerai cette nuit à ce qu’aucune mauvaise créature ne vienne troubler votre repos.
Le Ser Ardevaingt Sigismond attendit patiemment qu’ils s’endorment dans la chaleur protectrice du foyer, les assurant qu’il approvisionnerait sa constance. Il les écouta se confier l’un à l’autre, partager leurs craintes et se rassurer mutuellement. Entortillé dans un plaid aux couleurs vives, il fumait la longue pipe à tête de dragon dont il ne se séparait jamais, le bonnet plat vissé sur la tête, réfléchissant sur la marche à suivre. La survenue des Ombres bousculait ses projets. Il fallait y mettre bon ordre. Immédiatement. L’enfant d’Yrathiel lui plaisait bien. Il redoutait ce qu’il s’apprêtait à faire mais il n’avait décidément plus d’autre alternative.
Finalement, assuré que les adolescents dormaient profondément, le Shumiet rangea la bouffarde dans une petite sacoche en peau cirée qu’il laça avec application. Puis il se tassa sur lui-même, la tête posée entre les bras sur les genoux relevés. De loin, il s’était assoupi durant sa veille. Seulement sa poitrine se figea l’instant suivant.
Et son cœur cessa de battre. Une fois de plus.
L’Autre filait vers le nord, zéphyr légèrement ombré qui se jouait des distances et des obstacles. Il survola les terres ingrates noyées de nuit où seule la mort rodait puis franchit la Salèze, atteignit la falaise granitique du Lat-Arhin qui marquait la frontière du Pays des Gris. Sans perdre de temps, il engloutit les milles qui le séparaient du Mur. Sa clarté chassait l’obscurité à perte de vue. Des cascades de rideaux vaporeux embrasaient l’espace d’une multitude de brillances. Le Mur ronronnait tel un chat sous la caresse. Indéniablement, la chose dressée face aux miettes du dernier continent pulsait d’une vie propre. Elle exhalait lumière et moiteur. L’Autre s’y glissa avec ce délice que seuls éprouvent les voyageurs au long cours de retour au foyer.
Une sensation de brulure éveilla Sans-nom. La morsure embrasait sa poitrine, à l’endroit où reposait le médaillon de Gildéas, le tonnelier. La douleur devint intolérable. Elle le tira des limbes où l’avait précipité la drogue de l’Autre. A proximité, la Fille des Vents dormait profondément, enroulée dans une couverture. Sigismond, lui, était assis contre un tronc, visiblement assoupi. Des braises rougeoyaient dans le foyer central. Il se leva pour y jeter quelques morceaux de bois dans une envolée d’étincelles. Alentours, une vie nocturne peuplait la nuit d’un bruissement paisible et rassurant. Une pléiade d’étoiles ornait le dôme céleste. Une faible brise lui caressa la nuque. Il s’éloigna vers le bord de l’eau. Précipitamment, il retira le bijou de sous sa chemise, le maintenant à hauteur des yeux au bout de sa chaine. Le médaillon des Maitres-dragon luisait d’une clarté azurée, étrangement scintillante. Sur la tranche, les fins caractères glaïcques se détachaient faiblement ainsi que la silhouette du dragon en son centre. Le garçon le contempla avec un étonnement grandissant.
Puis une présence s’imposa, à son zénith. Un pan entier du ciel s’occulta au-dessus des rives de la rivière. Tout d’abord, il craignit que les Ombres ne soient de retour, prêtes à les réduire à merci. Mais le médaillon brillait de mille feux. Il exsudait une chaleur qui lui rosit les joues. L’Ether tissait des vagues à l’infini sans aucune perturbation. Alors l’enfant d’Yrathiel réalisa soudainement la nature de l’ombre gigantesque qui se détachait sur la toile de nuit endiamantée. Elle planait en décrivant de larges cercles. Tel un fanal dans l’obscurité, le Tisseur éleva le médaillon vers le Seigneur des Airs pour le saluer. Une joie extrême l’envahit. La reconnaissance d’un chevaucheur à la venue des coursiers d’antan. Cet instant de pure félicité dura de longues minutes.
Quand l’ombre s’éloigna vers le nord-est et les Territoires des Gris, par-delà la Salaize, le médaillon perdit progressivement de son éclat pour finalement se ternir. Extatique, le garçon resta immobile à le fixer sans vraiment le voir, digérant le tourbillon de sensations qu’il venait d’éprouver. Et ce qu’il imagina ensuite le bouleversa. Plus tard, il revint à petits pas vers leur camp de fortune. La jeune fille dormait paisiblement, inconsciente de la confusion qui agitait l’Eliathan. Sans-nom tendit la main. Attendri, il caressa un instant la douce aura opaline qui enveloppait la Fille des Vents, aux prises avec un maelstrom d’émotions.
Cette fois encore, aucune aura ne nimbait la silhouette du Shumiet. Consterné, Sans-nom détourna les yeux. Sigismond Ardevaingt restait une énigme. Il préférait s’en tenir à l’explication donnée avant leur arrivée à Port-Salut. Une vérité bancale certes mais acceptable. Troublé, le garçon s’allongea en tenant fermement contre lui le médaillon de maître-dragon. Le sommeil fut long à venir. Le lendemain, Sans-nom se garda bien de toucher mot à ses amis de ses péripéties nocturnes, de peur de voir ses suppositions mises à mal.
Peu à peu, le relief se modifia comme ils franchissaient les contreforts des Thielvériles. Ils contournèrent des ravines encaissées au fond desquelles courait le filet d’eau glacée d’un torrent, grimpèrent des collines aux pentes raides et rocailleuses. Le lit de la Salèze s’étrécit encore et se creusa. Il leur arrivait de la perdre de vue un long moment. Dans ce décor de garrigue sauvage, les vents balayaient méchamment les crêtes rougeâtres. A leur grand soulagement, ils n’avaient plus croisé la route d’un maraudeur ni de l’une de ces créatures venues du Mur. Sans-nom et Lorelanne choisirent d’un accord tacite de ne pas les évoquer comme si cette précaution permettait de les tenir au loin. La Fille des Vents se montrait toutefois curieuse des talents du Tisseur autant que de son existence dans la cité d’albâtre, au cœur de l’océan. Sujet que le fils de Tyrson n’abordait qu’avec beaucoup de réticences.
— J’aimerais bien visiter ta cité un jour. Vivre au cœur de l’océan, quelle étrange idée ! mes montagnes me manqueraient tant. Ainsi, l’Onirie nous entoure avec générosité. Ces énergies nous frôlent, nous enlacent sans que nous en ayons conscience, s’exclama la jeune Damoiselle pour la énième fois, sur un ton dépité. Quelle chance de contempler de telles merveilles et de manipuler l’Ether ! Mélina des Pierres Vives ne m’a enseigné que quelques Arts mineurs, hélas, et avec beaucoup de bienveillance pour ma maladresse.
— Hum ! hum !
— Rien à voir avec tes Talents de Tisseur. Juste la connaissance des herbes médicinales que les Shashanes utilisent pour soigner les maux du commun. Je sais aussi écouter les Couloirs et jeter quelques sorts mineurs mais je n’en ai guère eu l’usage. A deux ou trois reprises, au dispensaire, pour soulager les douleurs de nos malades.
Sans-nom hocha de la tête.
— Pour ma part, je n’ai aucun mérite. J’ai grandi en Yrathiel où les façonneurs de Rêves sont nombreux. Sais-tu que jadis, sur le continent, les Tisseurs, aussi, étaient légions. Pour ma part, je vois l’Onirie quand j’en exprime le désir. Certains naissent avec ce don, d’autres non. Les Shaïas le possèdent également, différemment. Elles voyagent même parmi les courants oniriques. Moi, j’en suis incapable.
Lorelanne s’arrêta brusquement. Elle plissa des yeux, les poings sur les hanches, dans une attitude de défi.
— Alors, si je comprends bien, à Galadorm, le dragon Moesmihr, c’était ton oeuvre et, toi, tu juges que ce n’est rien. Moi, je l’ai trouvé si réel, si merveilleusement vivant. Je ne sais pas ce que je donnerai pour contempler à nouveau ce Seigneur des Airs.
— Oh, vraiment ! Que ton vœu soit exaucé, Damoiselle Lorelanne de Dhat Avalone !
Devant les yeux stupéfaits de sa compagne, Sans-nom gesticula bizarrement, le visage concentré sur un point focal situé au centre de ses mains appliquées à modeler l’Invisible. Emerveillée, Lorelanne retint son souffle car, peu à peu, y naquit un adorable dragon vert émeraude. La petite créature battit des ailes. Le long cou écailleux se dodelina avec nonchalance puis elle s’envola et voleta autour de la Fille des Vents. Cette dernière essaya de le caresser mais le minuscule dragon se dérobait à chacune de ses tentatives. Alors naquit l’exaspération jusqu’à ce qu’elle remarque l’amusement du Tisseur et y renonce en éclatant d’un rire frais et joyeux.
— Quel dommage que les dragons aient disparus ! se désola-t-elle comme ils reprenaient leur route côte à côte.
Sans-nom fut tenté de lui révéler le doute qu’il entretenait à ce sujet depuis une certaine nuit. Mais il se retint, indécis quant à ce qu’il avait entrevu sur la toile du firmament. Peut-être avait-il simplement rêvé ce soir-là. L’écusson qui reposait sur sa poitrine ne s’était plus échauffé. Il avait beau le tenir entre les mains et se concentrer, il demeurait désespérément inerte.
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Sans-nom posa le menton sur les genoux repliés contre sa poitrine. Il ne quittait pas des yeux la silhouette allongée dans le plaid en laine de son énigmatique ami, le Ser Sigismond Ardevaingt. Paradoxalement, contre toute attente, cette dernière baignait d’une froide aura pourpre, à peine discernable dans l’obscurité profonde. Tard dans l’après-midi, les cieux s’étaient voilés de lourds nuages gris. On ne distinguait aucun des scintillements célestes habituels. Des bourrasques soudaines attisaient les braises du foyer, y dérobant de minuscules lucioles rougeoyantes.
- Parfois, il respire à peine. J’ai vérifié. Alors il est comme mort… comment cela est-il possible ?
- A quoi t’attendais-tu ? Tu auras mal interprété certains signes. C’est un apprenti Enchanteur, après tout. Même si ton ami a choisi de ne pas devenir l’un des leurs. Il t’a tiré des griffes du Mystic Amidiel. Et puis, certains hommes sont ainsi, leur Flamme de Vie se dérobe parfois à notre surveillance. Tu le qualifies toi-même… d’excentrique.
- Bonne Amie, je sais tout cela. Je m’inquiète juste pour lui. Pourrait-il être souffrant ?
Il ferma les yeux et s’abandonna à l’étrange conversation silencieuse qu’il menait avec sa chère visiteuse.
- Je suis heureuse que tu te sois trouvé de si loyaux compagnons. Votre décision de rejoindre le Pays des Brumes me remplit d’aise. Tu y seras en sécurité, du moins s’il reste en ce pauvre monde un lieu où la malveillance ne puisse t’atteindre. As-tu d’autres nouveautés à m’apprendre ?
- Oh, rien qui ne vaille la peine de s’y arrêter. – Sans vraiment savoir pourquoi, le garçon ne désirait pas mentionner l’éveil du médaillon comme lors de leurs premières discussions, il avait omis l’étonnant présent du Vieux Saule et son drôle de pouvoir sur le monde minéral. Sans-nom aimait à croire que ce n’était guère important. - A moins que vous puissiez m’expliquer ce que signifie le Larhal’Dhat’Malh, par hasard. Sigismond s’y refuse et Lanne change chaque fois de conversation lorsque j’aborde ce sujet ?
Un long silence auquel il s’habituait difficilement suivit sa demande puis la Voix, légèrement troublée semble-t-il, surgit dans son esprit.
- Mon garçon, ce serait dévoiler des Mystères auxquels je crains que tu ne sois pas préparé. Ainsi cette Damoiselle réalisait la Quête, comme c’est intéressant. Et sur les conseils du Vieil Homme de la Montagne. Savais-tu que ce dernier se nommait autrefois Cyriens et non Lole ? Etonnant, non. Comme tu l’as deviné, en effet, c’était alors l’un des Régisseurs des Divins, fort réputé et fort puissant. Un Sage des premières aubes.
- Un Premier, je le savais.
Un long silence succéda à son exclamation triomphale. Pour peu, il lui avait semblé que sa protectrice était troublée par ces dernières révélations.
- Et elle t’a choisi, toi. Je te conseille, Sans-nom, de prendre grand soin de ta nouvelle amie. Elle me parait parfaitement convenir…
- Mais à quoi… tenta d’intervenir le garçon.
- Tu le sauras bien assez tôt. Toute ton énergie doit rester concentrée sur un seul but : atteindre Dhat-Avalone. Promets-moi de ne pas t’exposer inutilement cette fois. Rejoindre le Pays des Brumes, c’est aussi te rapprocher dangereusement du Mur.
Sans-nom soupira, résigné. Même si tout le monde semblait connaître la vérité sur cette maudite quête. Il finirait bien par l’apprendre. Pourquoi s’en soucier !
- Vous m’accompagnerez, n’est-ce pas ? Lorsque je pénétrerai à l’intérieur des Lisières, vous serez avec moi pour me conseiller. Je ne voudrais pas commettre d’impair devant la famille de Lorelanne, elle ne le supportera pas.
- Tout ira bien, soit toi-même et ils t’adoreront. De mon côté, je vais devoir une nouvelle fois m’absenter. De fâcheux évènements me retiennent en Yrathiel. Et, comme tu le sais, je ne peux me déplacer sans attirer l’attention de Ghaisus. Les Oégirs quittent les Hauts-Fonds, l’Enfant-dieu les appelle à lui. Je crains que ce fou ne fomente de nouveaux troubles. Je dois le surveiller de près et protéger les îliens !
- L’Eliathan pourrait-il vous aider ? demanda l’enfant, alerté et soudain inquiet. - Le silence succéda à son cri du cœur, une absence qui accentua son trouble. - Bonne Amie, répondez-moi, je vous en prie ! Pourquoi ne pas me rejoindre ?
- Tu m’es déjà d’un soutien inestimable, mon cher enfant, soupira la Voix sur un fil si ténu qu’il craignit d’avoir rêvé. Je te l’ai maintes fois répété. Mon devoir est en Yrathiel mais, peut-être qu’un jour, nous nous retrouverons. A la fin de tout ceci. Du moins je l’espère. Mon petit, tu acceptes finalement d’endosser les habits étriqués du Porteur d’Espoirs. Comme j’en suis heureuse et soulagée.
- De toute manière, je n’ai guère le choix ! Je chercherais à me cacher au fin fonds de la terre qu’ils me retrouveraient. Je veux bien devenir ce qu’il faudra si mes amis n’ont plus à en pâtir. La Shaïa Malahirava Nashiréa m’a confié plusieurs textes de l’Ylliad. Certains évoquaient l’Eliathan mais en des termes incompréhensibles. Le Pourfendeur délirait dans la plupart et ne proférait que des mises-en-garde à l’égard du Porteur. Comme si l’Espoir n’était rien de moins qu’une calamité de plus. A mon avis, sa prose décousue ne signifie rien de sensé et...
- Elle a fait cela, l’interrompit la Voix. Quelle étonnante initiative de sa part ! Te confier, à toi, un humain, des textes sacrés. Sais-tu qu’elle a pris là un terrible risque ? Si les Quatre l’apprenaient, elle devrait en répondre devant le Concile. J’espère que tu n’en as parlé à personne.
- Non, répondit précipitamment le garçon mais il n’était sûr de rien. Des heures, des jours et des nuits passées sous l’emprise de l’Ellagone, il ne restait hélas que de diffus souvenirs. Voyez-vous, il y a un passage … il semblait pourtant écrit à mon intention … ça commence ainsi : Et Celui qui doit porter l’Espoir marchera…
- Parmi les peuples du Continent. Il saura s’entourer des plus étranges compagnons et les plus inattendus soutiens lui viendront en aide aux heures sombres de son périple, poursuivit la Voix à son grand étonnement. Il saura ouvrir les Portes, une à une, et mènera les Peuples Réunis là où résident les Dieux Bienveillants des Temps Heureux. De bien belles promesses, n’est-ce pas, Eliathan !
L’absence l’éveilla d’un songe étrange où le fils d’Yrathiel chevauchait un Seigneur des Airs. Sur sa poitrine, l’écusson du Maitre-dragon pesait lourdement. Autour de lui, les fils de l’Onirie brillaient, entrelacés, comme en plein jour, nuancés d’une infinité de valeurs, de couleurs et d’intensités. Il tendit la main et caressa l’énergie primale avec ravissement. Le cœur en joie, le Tisseur façonna un merveilleux bouquet de fleurs blanches qu’il déposa près de Lorelanne endormie.
Chapitre vingt-cinq : La Passe du Lat-Arhin. La Dame de Chalmes contemplait le long ruban turquoise du Tarad avec une pointe de nostalgie, elle dont le cœur se languissait parfois des rivages de Glenn. En ce cinquante-huitième jour de Kolma, les pluies annonciatrices de la saison des Tempêtes laissèrent la place à un jour blafard aux cieux plombés. Des bourrasques glaçantes balayaient les bois d’Antien et, au-delà, les coteaux d’Avranches. Derrière elle, de la foire des Grands Calmes, lui parvenaient des clameurs de liesse et d’ivresse. Plusieurs jours, de nuits surtout, de festivités endiablées avant que les derniers marchands ne prennent la route et qu’Esorit ne s’assoupisse de nouveau dans une longue, très longue, somnolence avant le retour des premières chaleurs.
A ses pieds, une agitation souterraine, inhabituelle, ébranlait la cité portuaire. Depuis le retour de son baron, la soldatesque des Eliartys menait une chasse impitoyable. Jamais les citadins n’avaient connu une purge de cette ampleur, en ces derniers jours des Grands Calmes. Dénonciations et arrestations s’enchainaient sur un rythme soutenu. La Première Mère voyait ses membres et ses sympathisants disparaitre les uns après les autres. Les geôles du château ne suffisaient plus. Le Tourmenteur n’en finissait pas d’expédier sous la hache du bourreau des tombereaux de malheureux qui clamaient haut et fort leur innocence. Mais, comme on le savait du côté d’Avranches, la justice du baron Elthor Atéïas était expéditive et impitoyable.